— Vous ne vous en souvenez plus ?
— Non. Et c’est bien là, le problème. Voyez-vous, on a vaincu la mort en permettant aux cellules de se reproduire sans fin, et non, comme le voulait la nature, selon un nombre de fois préprogrammé.
— La limite de Hayflick, fit Keith qui avait souvent écouté Rissa lui parler de ses travaux.
— Pardon ?
— La limite de Hayflick est le nom donné au phénomène qui limite le nombre de divisions des cellules.
— Ah. Eh bien, ils ont fini par la supprimer. Comme ils ont supprimé la limitation naturelle du nombre de cellules cérébrales. L’une des clés de l’immortalité consistait à remplacer automatiquement les cellules trop vieilles pour fonctionner correctement par de nouvelles. Malheureusement…
— La mémoire contenue dans les anciennes disparaissait avec elles, acheva Keith qui venait de comprendre.
L’homme de verre acquiesça d’un hochement de tête.
— Exactement. Bien sûr, aujourd’hui ce problème est résolu grâce au chargement de la mémoire sur des matrices à leptons. Je me souviens désormais de chaque détail de ma vie, du contenu exact des milliards de livres que j’ai lus à travers les siècles… Mais en ce qui concerne les deux premiers siècles de ma vie, c’est le vide total.
— L’un de mes meilleurs amis est un Ebi nommé Losange, raconta Keith. Les Ebis possèdent une mémoire eidétique. Mais lorsqu’ils ont accumulé trop de souvenirs, cette mémoire les étouffe en leur empêchant de continuer à assurer leurs fonctions vitales.
— Je trouve ce phénomène assez élégant, remarqua son compagnon. Vous savez, c’est très difficile de vivre en ayant oublié son passé et qui on est vraiment.
— C’est pourquoi vous sembliez déçu que je n’aie que quarante-six ans.
— Oui. Ça signifie qu’il y a encore cent cinquante ans de ma vie sur lesquels vous ne pouvez rien m’apprendre. J’espère qu’un jour je localiserai une autre version de moi de… À quelle année cela correspondrait-il sur votre calendrier ?… 2250 ?… En tout cas, vous vous souvenez du plus important : mon enfance physique, mes parents. Jusqu’ici, je n’étais même pas certain d’avoir eu des parents biologiques. Vous vous rappelez aussi mon premier amour. Tant de choses que j’ai oubliées depuis si longtemps et qui, pourtant, ont façonné ma façon de me comporter, d’être, de penser…
L’homme de verre réfléchit un bref instant avant de poursuivre :
— Cela fait des millénaires que j’essaie vainement de comprendre certaines de mes réactions. Par exemple, pourquoi je me torture avec des pensées désagréables ; pourquoi j’éprouve le besoin de bâtir des ponts entre les êtres ; pourquoi je suis introverti… Et vous m’avez apporté la solution en m’expliquant qu’il y a très longtemps j’étais un enfant pas très heureux, mal à l’aise entre une sœur aînée et un frère cadet, taciturne… En repoussant l’horizon de mon passé, vous m’avez offert un cadeau qui n’a pas de prix… Je vous remercie du fond de mon cœur infiniment régénéré.
Keith rit, et l’autre Keith rit à son tour, petit jappement de chiot et carillon mêlés, dont l’étrangeté des sons réactiva leur hilarité.
— Je crains qu’il soit temps que vous rentriez chez vous, déclara finalement l’homme de verre.
Keith hocha la tête.
Après un silence, son compagnon reprit :
— Je n’ai pas de conseil à vous donner, Keith. Ce n’est pas mon rôle, et je sais qu’avec ces milliers d’années qui nous séparent, nous sommes forcément différents. Ce qui me semble juste maintenant ne l’est peut-être pas pour vous à ce moment de votre vie. Pourtant, comme je vous l’ai dit, je me sens une dette envers vous. Vous m’avez apporté énormément, et j’aimerais vous être utile à mon tour par un simple conseil.
Keith regarda son compagnon sans mot dire.
Celui-ci ouvrit ses bras transparents.
— Au cours des millénaires, j’ai assisté aux nombreuses fluctuations de la morale sexuelle humaine. J’ai vu les corps s’offrir comme des sourires ou se protéger comme des joyaux rares. J’ai connu des gens célibataires pendant des milliards d’années, d’autres ayant eu plus d’un million de partenaires. J’ai vu des rapports sexuels entre des membres d’espèces différentes d’une même ou de plusieurs planètes. Quelques personnes que je connais se sont débarrassées de leurs parties génitales pour rayer le sexe de leur vie ; d’autres sont devenues de vrais hermaphrodites capables de faire l’amour avec eux-mêmes ; d’autres encore changent régulièrement de sexe – j’ai même un ami qui en change tous les cent ans avec l’exactitude d’une horloge. Selon les époques, l’humanité pratique l’homosexualité, l’hétérosexualité, l’inceste, la polygamie, la prostitution, la zoophilie, le sadomasochisme, ou les réprime totalement. J’ai assisté à des mariages avec des dates d’expiration, à d’autres qui ont duré cinq milliards d’années. Et vous, mon ami, vivrez assez longtemps pour être témoin de tout cela. Mais, à travers tous ces changements, il y a une chose qui ne varie jamais pour des êtres comme vous et moi : la culpabilité que l’on éprouve à blesser ceux qu’on aime.
L’homme de verre inclina la tête.
— Je ne me souviens pas de Clarissa, poursuivit-il. J’ignore totalement ce qu’elle a pu devenir. Si elle aussi est devenue immortelle, je suppose qu’elle existe toujours. Peut-être même pourrais-je la retrouver… J’ai aimé des milliers d’autres humains au fil des siècles – peu selon les standards, mais suffisamment pour moi. Mais, il suffit de vous entendre parler de Rissa pour comprendre qu’elle a été quelqu’un de très important pour nous.
Il s’arrêta, et Keith eut l’impression que ses yeux, pourtant invisibles dans sa tête ovoïde totalement lisse, le scrutaient, à la recherche de la vérité.
— Je peux lire ce qui se passe en vous, Keith, confirma-t-il. Lorsque vous m’avez demandé de changer de sujet tout à l’heure, il était évident que vous cherchiez à cacher quelque chose…
Un bref silence. Même la simulation de forêt autour d’eux sembla s’immobiliser.
— Prenez soin d’elle, Keith. Ou c’est vous que vous blesserez.
— C’est le conseil que vous vouliez me donner ?
L’homme de verre eut un petit haussement d’épaules.
— Oui.
— Comment m’en souviendrai-je puisque vous allez effacer notre rencontre de ma mémoire ?
— J’y laisserai cette pensée. Évidemment, vous ne vous rappellerez plus de moi et croirez qu’elle vous est venue naturellement… Ce qui n’est pas faux, finalement.
Keith réfléchit quelques instants, puis déclara simplement :
— Merci.
L’homme de verre hocha la tête.
— Il est temps de partir maintenant, dit-il avec un soupir.
Ils se regardèrent, tristes et mal à l’aise. Keith commença à tendre la main à son compagnon, puis il se ravisa, et, après une brève hésitation, le serra contre lui. Il fut surpris de le sentir tendre et tiède entre ses bras.
— Peut-être nous rencontrerons-nous une autre fois, fit-il lorsqu’ils se séparèrent. Si jamais il vous prenait l’envie de faire un tour au XXIe siècle…
— Peut-être… Nous sommes sur le point de mettre en route un programme très important ici. Comme je vous l’ai dit à votre arrivée, le sort de l’univers est en cause, et mon rôle – donc le vôtre, bien sûr – est fondamental. Il y a bien longtemps maintenant que j’ai abandonné la sociologie. Comme vous vous en doutez, j’ai exercé des tas de professions pendant ces millénaires, et actuellement, je suis physicien. Il est possible que mon travail m’oblige à voyager dans le passé.
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