— Si fait, Patrick. Son heure est venue et c’est à toi qu’il revient d’être son bourreau. Procède, je te prie.
Le Vieux Roi envoya encore quatre vifs d’argent, dont Roland s’occupa avec la plus grande sérénité. Après quoi il ne lança plus rien, car il n’avait plus de mains pour le faire. Ses rugissements se muaient en jérémiades déchirantes, dont Roland sut que plus jamais elles ne quitteraient son oreille.
Le jeune muet effaça toute cette bouche pleine et sensuelle, lovée dans sa barbe d’écume, et les hurlements leur parvinrent étouffés, puis se turent. Puis Patrick effaça tout sauf les yeux, que le petit bout de gomme ne parvint même pas à estomper.
Ils demeurèrent jusqu’à ce que le minuscule morceau de caoutchouc (à l’origine partie intégrante d’un crayon à papier acheté à Norwich dans le Connecticut, chez Woolworth, lors de la rentrée scolaire de 1958) fût réduit à l’état de miette microscopique que le garçon ne parvint même plus à tenir entre ses longs ongles crasseux. Aussi le jeta-t-il et montra-t-il au Pistolero ce qu’il restait : deux globes rouge sang et malveillants flottant en haut de la feuille.
Tout le reste du Roi Cramoisi avait disparu.
12
La pointe de l’ombre de la pyramide vint toucher la route. À l’ouest, le ciel passa de l’orange d’un bûcher de Fête de la Moisson au vermillon de ce chaudron de sang que Roland voyait en rêves depuis l’enfance. Dans le même temps, l’appel de la Tour doubla de puissance, tripla, même. Roland le sentit tendre vers lui ses mains invisibles et l’attraper. L’instant décisif de son destin était arrivé.
Pourtant il y avait ce garçon. Ce garçon sans amis. Roland ne voulait pas le laisser mourir ici au bout du Monde Ultime, s’il pouvait l’empêcher. Il n’avait aucun goût pour l’expiation, pourtant Patrick incarnait désormais tous les meurtres et toutes les trahisons qui l’avaient finalement mené à la Tour Sombre. La famille de Roland était morte ; son fils déchu avait été la dernière victime. À présent la Tour et la lignée d’Eld allaient se rejoindre.
D’abord — ou pour finir — ce dernier dilemme.
— Patrick, écoute-moi, dit-il en prenant l’épaule du garçon entre sa main valide et sa main mutilée. Si tu veux vivre assez longtemps pour faire tous les tableaux que le ka te destine à peindre dans l’avenir, ne me pose aucune question, et ne me fais pas répéter.
Le garçon posa sur lui ses grands yeux silencieux, dans la lumière rouge mourante. Et le Chant de la Tour montait autour d’eux jusqu’au cri, un cri qui n’était qu’un mot : commala.
— Retourne sur la route. Ramasses-y toutes les boîtes de conserve que tu pourras, celles qui sont intactes. Ça devrait suffire à te nourrir. Reprends le chemin dans l’autre sens. Ne quitte jamais la route. Tout ira bien.
Patrick hocha la tête, comprenant parfaitement. Roland vit qu’il le croyait, et c’était une bonne chose. La foi en ces paroles le protégerait bien plus sûrement qu’un revolver, même un revolver à crosse en bois de santal.
— Retourne à la Fédérale. Retourne auprès du robot, Bill le Bègue-qui-fut. Dis-lui de te mener à une porte qui ouvre côté Amérique. Si elle ne s’ouvre pas à la main, dessine-la en train de s’ouvrir, avec ton crayon. Comprends-tu ?
Patrick acquiesça de nouveau. Bien sûr qu’il comprenait.
— Si le ka devait finalement te mener à Susannah, dans un où ou un quand quelconque, dis-lui que Roland l’aime toujours, et de tout son cœur.
Il attira Patrick contre lui et l’embrassa sur la bouche.
— Donne-lui ça. Comprends-tu ?
Oui de la tête.
— Très bien. J’y vais. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes. Puissions-nous nous revoir dans la clairière au bout du sentier, quand finiront tous les mondes.
Mais même en cet instant, il savait que cela ne se produirait pas, car jamais les mondes ne finiraient, pas maintenant, et que pour lui il n’y aurait pas de clairière. Pour Roland Deschain de Gilead, dernier de la lignée d’Arthur l’Aîné, le sentier prenait fin à la Tour Sombre. Et ça lui allait bien.
Il se releva. Le garçon leva vers lui de grands yeux interrogateurs, tout en s’accrochant fermement à son bloc. Roland se retourna. Il inspira profondément, remplissant ses poumons jusqu’à les faire exploser, et s’écria à tue-tête :
— VOICI VENIR ROLAND À LA TOUR SOMBRE ! J’AI ÉTÉ SINCÈRE ET JE PORTE TOUJOURS L’ARME DE MON PÈRE, ET TU T’OUVRIRAS À MA MAIN !
Patrick le regarda s’éloigner à grands pas vers le bout de la route, silhouette noire sur fond de ciel sanglant et en feu. Il regarda Roland s’avancer au milieu des roses, et demeura assis à frissonner dans l’ombre, tandis que Roland entonnait les noms de ses amis et de ses chers disparus, de ses ka-mis. Ces noms qui portaient loin, haut et clair dans cet air étrange, comme s’ils devaient résonner en un écho éternel.
— Je viens au nom de Steven Deschain, homme de Gilead !
Je viens au nom de Gabrielle Deschain, femme de Gilead !
Je viens au nom de Cortland Andrus, homme de Gilead !
Je viens au nom de Cuthbert Allgood, homme de Gilead !
Je viens au nom d’Alain Johns, homme de Gilead !
Je viens au nom de Jamie DeCurry, homme de Gilead !
Je viens au nom de Vannay le Sage, homme de Gilead !
Je viens au nom de Hax le Cuisinier, homme de Gilead !
Je viens au nom de David le faucon, compagnon de Gilead et du ciel !
Je viens au nom de Susan Delgado, femme de Mejis !
Je viens au nom de Sheemie Ruiz, homme de Mejis !
Je viens au nom du Père Callahan, homme de Jerusalem’s Lot, et de la Route !
Je viens au nom de Ted Brautigan, homme d’Amérique !
Je viens au nom de Dinky Earnshaw, homme d’Amérique !
Je viens au nom de Tantine Talitha, de River Crossing, et que sa croix repose à tes pieds, comme elle m’en a fait la requête !
Je viens au nom de Stephen King, homme du Maine !
Je viens au nom d’Ote le Brave, compagnon de l’Entre-Deux-Mondes !
Je viens au nom d’Eddie Dean, homme de New York !
Je viens au nom de Susannah Dean, femme de New York !
Je viens au nom de Jake Chambers, garçon de New York, que j’appelle mon fils véritable !
Je suis Roland de Gilead, et je viens en moi-même. Tu t’ouvriras pour moi.
Et résonna alors le son d’un cor. Il glaça le sang de Patrick en même temps qu’il le remplit d’exaltation. Les échos se fondirent dans le silence. Puis, environ une minute plus tard, la terre trembla d’un énorme grondement qui se répercuta dans l’air pur : celui d’une porte qui claque, se refermant à tout jamais.
Et ensuite, le silence.
13
Patrick resta assis là où il était, au pied de la pyramide, à grelotter, jusqu’à ce que le Vieil Astre et la Vieille Mère s’élèvent dans le ciel. Le chant des roses et de la Tour n’avait pas cessé, mais il était devenu bas et somnolent, à peine plus qu’un murmure.
Il finit par retourner sur la route, ramassa autant de boîtes de conserve intactes qu’il put en trouver (et il y en avait un nombre surprenant, étant donné la force de l’explosion qui avait détruit le chariot) et dénicha même un sac de peau dans lequel les ranger. Il se rendit compte qu’il avait oublié son crayon et retourna le chercher.
À côté du crayon, scintillant à la lueur des étoiles, se trouvait la montre de Roland.
Le garçon la ramassa avec un petit couinement de joie (et d’angoisse). Il la mit dans sa poche. Puis il retourna sur la route et balança son petit sac de gunna sur son épaule.
Читать дальше