Si l’on se piquait directement sur une Alim, cela finissait par se remarquer, car tous les matri-compilateurs renvoyaient des informations à la Source. Il fallait disposer de sa Source personnelle, déconnectée du réseau principal, ce qui n’était pas une mince affaire. Mais un contrefacteur motivé pouvait, au prix d’un minimum d’astuce et de patience, assembler une Source capable de produire un assortiment de briques de construction élémentaires dans une gamme de dix à cent daltons. Ces individus, on en trouvait bon nombre à Shanghai, certains plus habiles et patients que d’autres.
Hackworth dans l’hong du Dr X.
Le tranchant du scalpel faisait précisément un atome de large et découpa la couche supérieure de l’épiderme sur sa paume, comme un profil d’aile fend un rideau de fumée. Hackworth ôta un lambeau grand comme l’ongle et le tendit au Dr X, qui le saisit avec des baguettes en ivoire, le trempa dans un superbe bol émaillé empli de dessicatif chimique, puis l’étala sur une mince lamelle de diamant massif.
Le vrai nom du Dr X était une séquence de chuintements mouillés, de crissements désincarnés, d’improbables voyelles pseudo-germaniques, et de R à moitié avalés, invariablement écorchée par les Occidentaux. Pour des raisons vraisemblablement politiques, il avait préféré, contrairement à bon nombre d’Asiatiques, ne pas adopter de pseudonyme occidental, laissant ainsi à penser, non sans une certaine condescendance, que ses interlocuteurs devaient se contenter de l’appeler Dr X – lettre correspondant à l’initiale en pinyin de son nom.
Le Dr X, donc, glissa la lamelle de diamant à l’intérieur d’un cylindre en inox, terminé à un bout par une bride percée de trous de fixation et munie d’un joint en Téflon. Le Dr X le tendit à l’un de ses assistants, qui le prit à deux mains, comme s’il s’agissait d’un œuf d’or posé sur un coussin de soie, et l’accoupla, grâce à sa bride, à un réseau de grosses tuyauteries en inox qui recouvrait presque entièrement deux paillasses. L’assistant de l’assistant se chargea d’introduire l’ensemble des boulons de fixation nickelés et de les serrer à la clef dynamométrique. Puis l’assistant bascula un interrupteur, et une antique pompe à vide se mit en route avec force claquements, empêchant toute conversation durant près de deux minutes. Intervalle qu’Hackworth consacra à parcourir du regard le laboratoire du Dr X, en cherchant à resituer le siècle, voire dans certains cas la dynastie, de chaque objet. Une haute étagère était garnie d’une rangée de bocaux étanches qui semblaient emplis d’espèces d’abattis flottant dans l’urine. Hackworth supposa qu’il devait s’agir des vésicules biliaires d’espèces aujourd’hui disparues, trésors incontestables, bien supérieurs à n’importe quel fonds commun de placement. Un râtelier à armes bouclé à double tour ainsi qu’un primitif système de PAO Macintosh verts de moisissure témoignaient des précédentes incursions de leur propriétaire dans des activités que la morale officielle réprouve. Une fenêtre percée dans l’un des murs, révélant un puits d’aération guère plus large qu’une tombe, au fond duquel poussait un érable tordu. Pour le reste, la pièce était encombrée d’une telle accumulation de petits objets d’allure organique tout bruns et tout ridés qu’Hackworth renonça à chercher à les distinguer entre eux. On voyait également plusieurs échantillons de calligraphie suspendus çà et là, sans doute des fragments de poèmes. Hackworth avait bien tenté d’apprendre quelques caractères chinois et de se familiariser avec les bases de leur système de pensée, mais, d’une manière générale, il préférait (pour mieux la surveiller) cantonner sa transcendance à un cadre bien défini – un joli vitrail, par exemple – plutôt que la voir s’immiscer dans la trame de l’existence comme les fils d’or dans une broderie.
Il n’était pas difficile, à l’oreille, de noter à quel moment la pompe avait terminé sa partie de la tâche. L’huile avait atteint la bonne pression de vapeur. L’assistant ferma un clapet qui l’isolait du reste du système, puis il enclencha les nanopompes, qui, elles, étaient parfaitement silencieuses. De simples turbines identiques à celles des moteurs à réaction, mais beaucoup plus petites, et extrêmement nombreuses. Jetant un œil critique sur l’installation à vide du Dr X, Hackworth avisa la présence d’un nettoyeur : un cylindre à peu près gros comme une tête d’enfant, dont l’intérieur se fronçait à l’infini pour former une surface aux proportions absurdes, entièrement tapissée de nanomachines propres à intercepter la moindre molécule en goguette. Entre les nanopompes et le nettoyeur, le vide obtenu dans les tubulures avait vite fait d’être du même ordre que celui qui pouvait régner entre la galaxie d’Andromède et la Voie lactée. Enfin, le Dr X en personne se leva, chancelant, et se mit à parcourir son antre pour mettre en route tout un bric-à-brac de matériels de contrebande.
Cet équipement, introduit en fraude dans l’Empire extérieur, provenait de diverses époques technologiques et de sources multiples, mais qui toutes visaient le même but : arpenter l’univers microscopique par le biais de la diffraction des rayons X, du bombardement d’électrons, ou du sondage direct à l’échelle nanométrique, puis synthétiser l’ensemble de ces informations en une unique vue tridimensionnelle.
Si Hackworth avait effectué cette manipulation sur son lieu de travail, il en aurait déjà terminé, mais l’antre du Dr X était une manière de démocratie à la polonaise requérant le consentement de tous les participants, un sous-système après l’autre. Le Dr X et ses assistants se réunissaient autour du sous-système réputé dériver, puis s’interpellaient durant quelques minutes dans un bruyant mélange de dialecte de Shanghai, de mandarin et d’anglais technique. Les thérapies administrées incluaient – liste non limitative : éteindre l’appareil incriminé puis le rallumer ; le soulever de quelques centimètres puis le relâcher ; éteindre des modules jugés non essentiels dans cette salle ou dans l’une des autres ; ôter les couvercles et tripoter des cartes électroniques ; extraire de petits éléments contaminants, tels que des insectes et leurs cocons, à l’aide de baguettes non conductrices ; secouer divers câbles ; brûler de l’encens ; glisser des bouts de papier pliés en quatre sous les pieds de table ; boire du thé et faire la tête ; invoquer des puissances invisibles ; envoyer des coursiers dans d’autres salles, bâtiments ou secteurs, munis de notes exquisément calligraphiées, puis attendre leur retour, munis de pièces de rechange rangées dans des cartons poussiéreux et jaunis ; plus un assortiment tout aussi varié de techniques de réparations analogues, appliquées celles-ci au domaine du logiciel. La plupart de ces efforts paraissaient sincères, les autres visaient surtout Hackworth, sans doute dans le but inavoué de renégocier leur marché.
Enfin, ils purent examiner leur tronçon de John Percival Hackworth, imprimé sur une feuille de papier médiatronique large d’un mètre que l’un des assistants venait, avec moult cérémonie, de dérouler sur une table basse en laque noire. Ils cherchaient un élément de bonne taille selon les critères nanotechnologiques, aussi le grossissement n’était-il pas très élevé – malgré tout, la surface de l’échantillon d’épiderme ressemblait à une table encombrée de journaux froissés. Si le Dr X partageait le malaise d’Hackworth, il n’en laissait rien paraître. On aurait dit qu’il était assis, les mains croisées dans les plis de sa robe de soie brodée, mais, en se penchant un peu, Hackworth put voir qu’en réalité ses ongles jaunis longs de trois centimètres effleuraient la croix suisse noire d’une antique manette de jeu Nintendo. Les doigts bougèrent et l’image du médiatron fit un zoom avant. Un objet d’aspect lisse, inorganique, se déplia au sommet du champ de l’image : une espèce de manipulateur télécommandé. Guidé par le Dr X, celui-ci se mit à passer au crible cet amoncellement de peau desséché.
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