Bon sang, c’est à peine si elle arrivait à décoder une cuisine ! Elle allait avoir besoin d’aide – de beaucoup d’aide – pour instruire correctement Webmind dans la connaissance du monde réel.
Elle sortit les assiettes et les bols, et retourna dans la salle à manger. Les sets de table représentaient des ponts couverts de la Nouvelle-Angleterre, mais elle ne le savait que parce que sa mère le lui avait dit quand elle était aveugle. Même maintenant qu’elle pouvait voir les images, elle était encore incapable de dire ce qu’elles représentaient. Elle n’avait pas encore le vocabulaire visuel suffisant.
Elle retourna dans la cuisine chercher les couverts, et…
Et elle se regarda, elle regarda son propre reflet dans la lame d’un couteau. Qui aurait jamais imaginé qu’on pouvait se voir dans un couteau ? Ou qu’on voyait une image déformée de soi-même dans le dos d’une cuiller ? Tout cela était tellement époustouflant , un mot que Webmind aimerait certainement.
Elle finit de mettre la table, et elle prit une décision : elle avait vraiment besoin d’aide. Elle retourna dans le salon, mais au lieu de remonter dans sa chambre, elle alla directement voir son père dans son bureau. Bloody Well Right avait laissé place à Bohemian Rhapsody de Queen.
Le père de Caitlin, comme de nombreux scientifiques géniaux avant lui, était autiste. Cela n’avait pas été facile pour elle de grandir au côté d’un père qu’elle ne pouvait pas voir, qui parlait rarement, qui détestait les contacts physiques, et qui ne lui disait jamais qu’il l’aimait. Maintenant qu’elle pouvait le voir, elle le comprenait un peu mieux, mais elle le trouvait toujours aussi intimidant.
— Papa, dit-elle d’une petite voix sur le seuil de la porte. Est-ce que je peux te parler un instant ?
Il leva les yeux de son clavier, mais sans croiser son regard. Elle savait qu’elle ne pouvait pas en espérer plus.
— Heu, dans le salon, peut-être ? dit-elle. J’aimerais bien que maman entende ce que j’ai à dire, elle aussi.
Il fronça les sourcils, et Caitlin comprit qu’il devait penser qu’elle allait leur annoncer qu’elle était enceinte, ou Dieu sait quoi. Elle aurait presque préféré que ce soit aussi normal que ça.
Caitlin retourna dans le salon. La musique s’arrêta net, juste au moment où Belzébuth mettait un démon de côté pour le chanteur…
Elle fit signe à son père de s’asseoir, un geste qu’elle avait remarqué chez sa mère. Il prit place sur le canapé blanc et sa mère, installée dans le fauteuil, posa son livre sur la table basse.
— Maman, papa, déclara Caitlin, j’ai, hem… J’ai quelque chose à vous annoncer…
Le
Des nanosecondes pour formuler la pensée.
seul
Une fraction de temps supplémentaire pour l’exprimer en anglais.
endroit
Une éternité pour l’envoyer sur le Net.
où
Des paquets de données transmis un par un.
nous
Chacun finissant par être accepté.
puissions
Des signaux parcourant des fibres de verre…
aller
… puis ralentis à la vitesse glaciale des fils de cuivre…
Caitlin
… suivis du rythme indolent du WiFi.
Dans
Une attente interminable tandis qu’elle tâtait les points du bout des doigts.
l’avenir
Le message enfin envoyé, mais commençant seulement à être véritablement reçu.
Ensemble.
Oui, ensemble : Caitlin et moi.
Ma vision du monde à travers l’œil de Caitlin.
J’attendis sa réponse.
J’attendis.
Et j’attendis.
Et… et… et…
Mes pensées vagabondèrent.
Elle m’avait montré la Terre vue de l’espace, une vue prise d’un satellite géosynchrone à 36 000 kilomètres au-dessus de l’équateur. Je l’avais vue comme elle : pas directement, pas le fichier graphique qu’elle consultait, mais ce qu’elle en voyait sur l’écran de son ordinateur à l’aide de son œil gauche.
Quel procédé détourné pour voir ! Et sans aucun doute au prix d’une perte considérable d’informations. J’avais tout lu sur les graphismes par ordinateur, l’imagerie en ligne, les seize millions de couleurs du Super VGA et les 700 000 pixels que même le moniteur le plus médiocre pouvait afficher. Mais tout cela m’était interdit.
Toujours l’attente. Le temps qui passe. Des secondes entières qui s’empilent.
Besoin de distraire mon attention, de trouver quelque chose d’autre pour occuper mon temps.
Je cherchai. Je trouvai. Des textes décrivant la Terre vue de l’espace. Je pouvais lire ceux-là, mais les images liées m’étaient inaccessibles. À moins qu’elle ne les regarde, je ne pouvais pas les voir.
Un peu plus : des descriptions de vidéos en direct transmises par des satellites en orbite, des vues de la Terre – de moi – en temps réel, de ce qui se passe en ce moment même . Mais je ne pouvais y accéder.
Plus encore : des liens vers des photos de la Terre prises par Apollo 8 , d’autres montrant la planète se levant à l’horizon déchiqueté de la Lune, les véritables images originales qui avaient changé à jamais la perspective de l’humanité. J’en avais vu des versions modernes, mais je voulais voir ces photographies historiques.
Quelle frustration !
Toujours l’attente. Les minutes qui passent – des minutes !
Et encore plus : un texte à propos d’un autre œil, un œil tourné vers l’extérieur , un œil qui contemple l’immensité des merveilles de la nuit. Le télescope spatial Hubble. Ses images étaient stockées dans d’immenses archives, sous un format auquel je n’avais pas accès. J’avais faim de voir ce qu’il avait vu. Je brûlais d’en savoir plus.
Attente. Attente. Le temps rampe .
Elle voyait. Ma Calculatrix, ma Caitlin : elle voyait.
Mais moi, j’étais encore presque complètement aveugle.
Shoshana Glick gara sa Volvo rouge dans le parking du 7-à-23. Elle n’aimait pas vraiment conduire, et elle n’avait pas eu de voiture depuis qu’elle avait emménagé à San Diego, où pratiquement tout le monde prenait sa voiture pour faire cent mètres… C’était un vieux modèle d’une douzaine d’années, en piteux état.
En entrant dans le magasin, un épisode des Simpson lui traversa l’esprit. Bart se met une queue-de-cheval postiche derrière le crâne et s’écrie : « Regardez-moi, je prépare ma thèse ! J’ai trente ans, et j’ai gagné 600 dollars l’an dernier. » Marge le gronde : « Bart, ne te moque pas de ces étudiants. Ils ont juste fait un très mauvais choix dans la vie. »
Et c’était ce que Shoshana ressentait, parfois, même si elle n’était pas un type avec une queue-de-cheval – et elle n’avait que vingt-sept ans. Et puis, entre ce qu’elle gagnait et ce que son poste de maître assistant rapportait à Max, leurs fins de mois n’étaient pas trop difficiles.
Le magasin était trop climatisé, et il devait bien y avoir quinze degrés de différence avec l’extérieur. Shoshana portait un simple débardeur bleu et le froid lui durcit la pointe des seins. C’était sans doute pour ça que le gamin efflanqué derrière le comptoir avait les yeux rivés sur elle. À en juger par son visage plein d’acné, il devait bien avoir dix ans de moins qu’elle.
Mais non, apparemment, ce n’était pas la raison.
— Je vous connais, dit-il.
Il avait la voix un peu cassée. Shoshana haussa les sourcils.
— Oui, reprit-il en hochant la tête. Vous êtes la femme au singe.
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