Quand ai-je dit cela ? se demandait-il, tandis qu’il écoutait. Il éprouvait un choc, il était intrigué. Sa voix paraissait si animée, si pleine d’allégresse. Comment pourrais-je parler ainsi maintenant ? s’étonnait-il. J’étais ainsi il y a des années, quand j’avais toute ma santé et qu’elle était encore en vie.
— Eh bien, murmurait sa voix, ce léger mal dont je souffrais… Des souris s’étaient introduites dans les placards aux vivres, et vous allez rire à l’idée de Walt Dangerfield aux prises avec des souris en plein espace, mais c’est la vérité ! Bref, une partie de mes réserves est endommagée et je ne m’en étais pas aperçu… mais mes entrailles en ont été sens dessus dessous. Cependant… (Il entendit son rire.)… tout va bien à présent. Je sais que vous serez tous heureux de l’apprendre, mes amis d’en bas qui avez eu la bonté de me communiquer vos vœux de rétablissement, dont je vous remercie.
Walt Dangerfield quitta son siège pour regagner avec peine sa couchette. Il s’étendit, les yeux clos, songeant de nouveau à la douleur qu’il éprouvait dans la poitrine et à ce qu’elle signifiait. Angina pectoris , l’angine de poitrine, se répétait-il, c’est en principe comme un grand poing qui écraserait les côtes. Ceci ressemble davantage à une brûlure. Si je pouvais encore consulter les renseignements médicaux sur microfilm… peut-être ai-je omis une précision, un détail. Par exemple, le mal est juste sous le sternum, pas du côté gauche. Cela a-t-il une signification ?
Ou peut-être n’ai-je pas de maladie ? se dit-il en s’efforçant de se lever. Peut-être que ce Stockstill qui voulait que je souffle dans un sac en papier n’avait pas tort. Peut-être est-ce purement mental, à la suite de mes années de solitude.
Mais il ne le croyait pas. Il sentait la douleur beaucoup trop nettement.
Encore un point qui l’ahurissait au sujet de son mal. Malgré tous ses efforts, il n’en avait tiré aucune déduction, aussi ne s’était-il pas même donné la peine de le mentionner aux médecins et aux hôpitaux avec lesquels il avait été en rapport. Maintenant il était trop tard, car il n’avait plus la force de manœuvrer les commandes de l’émetteur.
La douleur paraissait empirer chaque fois que le satellite survolait la Californie.
En plein milieu de la nuit, les murmures agités de Bill Keller éveillèrent sa sœur.
— Qu’est-ce qui te prend ? lui demanda Edie, lourde de sommeil, en tâchant de distinguer ce qu’il voulait lui dire.
Elle s’assit sur son lit, en se frottant les yeux, tandis que les murmures allaient crescendo.
— C’est Hoppy Harrington ! disait-il au fond du ventre de la fillette. Il s’est emparé du satellite ! Hoppy a pris le satellite de Walt Dangerfield !
Et il continuait à parler d’un ton impatient, se répétant sans cesse.
— Qu’en sais-tu ?
— C’est ce que dit Mr Bluthgeld. Il est en bas, maintenant, mais il a encore la faculté de voir ce qui se passe en haut. Il n’y peut rien et il est furieux. Il sait toujours tout de nous. Il déteste Hoppy parce que Hoppy l’a écrasé.
— Et Dangerfield ? s’enquit-elle. Est-il déjà mort ?
Il y eut un silence, puis son frère lui déclara :
— Il n’est pas encore en bas, alors je pense que non.
— À qui dois-je le dire ? Ce qu’a fait Hoppy ?
— À maman ! Et tout de suite ! la pressa Bill.
Edie dégringola du lit, trotta jusqu’à la porte puis dans le couloir pour se rendre dans la chambre de leurs parents. Elle ouvrit la porte d’un coup en s’écriant :
— Maman, j’ai quelque chose à te dire…
Puis la voix lui manqua, car sa mère n’était pas là. Il n’y avait qu’une silhouette endormie dans le lit, son père, tout seul. Sa mère – elle en eut l’intuition instantanée et indubitable – sa mère était partie pour ne plus revenir.
— Où est-elle ? clamait Bill au fond d’elle. Je sais qu’elle n’est pas ici ; je le sens.
Edie referma doucement la porte de la chambre. Que faire ? se demandait-elle. Elle marchait machinalement, frissonnant dans le froid de la nuit.
— Tiens-toi tranquille, intima-t-elle à son frère, dont les murmures baissèrent de volume.
— Il faut que tu la trouves, insista-t-il.
— Je ne peux pas. (Elle savait que c’était sans espoir.) Laisse-moi réfléchir à une solution, dit-elle en retournant dans sa propre chambre prendre son peignoir et ses pantoufles.
Bonny dit à Ella Hardy :
— Vous avez une demeure bien agréable. C’est étrange de me retrouver à Berkeley après si longtemps, quand même. (Elle était littéralement épuisée.) Il va falloir que je me couche, dit-elle. (Il était deux heures du matin. Elle se tourna vers Andrew Gill et Stuart.) Nous avons fait le trajet rudement vite, non ? Il y a un an, cela nous aurait pris trois jours de plus.
— Oui, fit Gill.
Il bâilla. Il paraissait fatigué lui aussi ; il avait conduit la plupart du temps car c’étaient son cheval et sa voiture qui les avaient transportés.
— Mrs Keller, c’est en général vers cette heure-ci que nous écoutons le satellite, à son passage, annonça Mr Hardy.
— Oh ! fit-elle, peu désireuse de s’attarder mais sachant bien que c’était inévitable. (Ils devraient écouter quelques instants, au moins par politesse.) Ainsi vous recevez deux émissions par jour, ici ?
— Oui, répondit Mrs Hardy. Et franchement, nous trouvons que cela vaut la peine de rester debout pour celle-ci, bien que ces dernières semaines… (Elle esquissa un geste.) Vous êtes au courant, bien sûr. Dangerfield est si malade…
Ils restèrent silencieux un moment.
— Regardons les choses en face, reprit Hardy. Les deux derniers jours, nous n’avons pas réussi à le capter, sinon ce programme d’opéra-comique qui jouait interminablement… alors… (Il les regarda tour à tour.) Voilà pourquoi nous comptons tellement sur cette émission…
Bonny réfléchissait. Nous avons tant à faire demain ! Mais il a raison ; nous devons rester. Il faut savoir ce qui se passe à bord du satellite, c’est important pour tout le monde. Elle était attristée. Walt Dangerfield, songeait-elle, êtes-vous en train de mourir tout seul là-haut ? Êtes-vous déjà mort à notre insu ?
Cette musique légère va-t-elle se poursuivre indéfiniment ? Du moins jusqu’à ce que la capsule retombe sur Terre ou dérive dans l’espace pour être finalement attirée par le soleil ?
— Je mets la radio, dit Hardy en consultant sa montre. (Il traversa la pièce, tourna le bouton.) Cela met longtemps à chauffer, expliqua-t-il. Sans doute une lampe un peu faiblarde ; nous avons demandé à l’Association des dépanneurs de West Berkeley de venir, mais ils sont si occupés ! Tout le temps pris, disent-ils. Je m’en chargerais bien moi-même, mais… (Il haussa tristement les épaules.) La dernière fois que j’ai tripoté le poste, j’ai fait plus de mal que de bien.
— Vous allez effrayer Mr Gill et il va repartir, observa Stuart.
— Non, je comprends, protesta Gill. Les radios, c’est du ressort des dépanneurs. À West Marin aussi.
Hardy s’adressa à Bonny :
— Stuart m’a dit que vous aviez habité ici ?
— J’ai travaillé pendant un temps au laboratoire de la radioactivité. Puis à Livermore, mais toujours pour l’Université. Naturellement… (Elle hésitait.) Tout est si changé. Je ne reconnaîtrais pas Berkeley. Je n’ai rien retrouvé au passage… sauf peut-être San Pablo Avenue. Toutes ces petites boutiques… elles me semblent nouvelles.
— Elles le sont, dit Dean Hardy. (La radio déversait friture et parasites ; il se pencha, attentif, l’oreille tout contre le haut-parleur.) D’habitude nous captons cette dernière émission sur environ 640 kilocycles. Veuillez m’excuser…
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