« Bien sûr, nous perdons quelque chose », dit-elle.
Sur la droite, elle regarda le frissonnement gris-bleu des buissons agités par le vent au long de la pente, feuilles poussiéreuses et branches griffues.
Le ciel trop sombre semblait se refermer au-dessus de la pente et la clarté laiteuse du soleil arrakeen donnait au paysage un reflet argenté — comme celui de la lame du krys qu’elle dissimulait dans son corsage.
« Le ciel est si sombre », dit-elle.
« C’est dû en partie au manque d’humidité. »
« L’eau ! L’eau ! L’eau ! Où que l’on se tourne ici, on entend parler du manque d’eau ! »
« C’est là le précieux mystère d’Arrakis », dit Yueh.
« Mais pourquoi y en a-t-il si peu ? La roche, ici, est volcanique. Et je pourrais vous citer une dizaine d’autres sources d’énergie. Il y a aussi la glace polaire. On dit qu’il est impossible de forer dans le désert, que les tempêtes et les marées de sable détruisent le matériel plus vite qu’on ne peut l’installer, quand les vers de sable ne vous attrapent pas avant. De toute manière, nul mystère, Wellington, le grand mystère ce sont les puits qui ont été creusés ici même. En avez-vous entendu parler ? »
« D’abord un filet d’eau, dit-il, puis, plus rien. »
« Le mystère est là, Wellington. Il y a de l’eau. Elle se tarit. Et elle ne revient plus jamais. Un autre puits creusé à proximité donnera le même résultat : un filet d’eau qui disparaît ensuite. Et personne ne s’est inquiété de cela ? »
« J’admets que c’est curieux. Mais vous pensez à la présence de quelque agent vivant ? Les échantillons de terrain l’auraient mis en évidence. »
« Qu’auraient-ils mis en évidence ? Une plante étrangère ? Un animal ? Comment pourrait-on l’identifier ? (Le regard de Jessica revint à la pente gris-bleu.) L’eau est arrêtée. Quelque chose l’absorbe. Voilà ce que je crois. »
« Peut-être l’explication est-elle déjà connue, dit Yueh. Les Harkonnens ont censuré bien des sources d’information sur Arrakis. Ils avaient sans doute une raison pour garder l’explication secrète. »
« Quelle raison ? Et puis, il y a aussi, l’humidité atmosphérique. Elle est assez faible, bien sûr, mais elle existe. Et elle fournit même la majeure partie de l’eau, ici, grâce aux précipitateurs et aux pièges à vent. D’où provient-elle ? »
« Des calottes polaires ? »
« L’air froid ne recèle que peu d’humidité, Wellington. Non, il y a ici, derrière le voile des Harkonnens, des choses qui résistent à toute investigation et qui ne sont pas toutes liées directement à la question de l’épice. »
« Nous sommes certainement derrière le voile des Harkonnens, commença Yueh. Peut-être. » Il s’interrompit. Jessica fixait soudain sur lui un regard particulièrement intense. Il demanda : « Qu’y a-t-il ? »
« Cette façon dont vous avez dit Harkonnen dit-elle. Même la voix du Duc, lorsqu’il prononce ce mot haï, ne se gonfle point d’autant de venin. J’ignorais que vous aviez des raisons personnelles de les haïr, Wellington. »
Grande Mère ! songea-t-il. Je viens d’éveiller ses soupçons ! A présent, je devrai jouer de toutes les ruses que Wanna m’a enseignées. Il n’y a qu’une solution : dire la vérité aussi longtemps que je le pourrai.
« Vous ignoriez que ma femme, ma Wanna… », dit-il. Puis il haussa les épaules. Sa gorge s’était serrée, tout à coup. Il tenta de reprendre : « Je… » Mais les mots ne venaient pas. La panique l’envahit. Il ferma les yeux. Dans sa poitrine, il ressentit comme une douleur et même un peu plus jusqu’à ce qu’une main vînt toucher doucement son bras.
« Pardonnez-moi, dit Jessica. Je n’avais pas l’intention de rouvrir quelque blessure ancienne. » Et elle songea : Animaux qu’ils sont ! Sa femme était Bene Gesserit. Il en porte tous les signes. Et ik est évident que les Harkonnens l’ont tuée. Il n’est qu’une autre victime, attachée aux Atréides par la haine commune.
« Je suis navré, reprit Yueh. Je suis incapable d’en parler. » Il rouvrit les yeux, s’abandonnant à cette souffrance qu’il ressentait en lui. Et, en fait, ce n’était que la vérité.
Le regard de Jessica étudiait son visage, ses pommettes aigües, les reflets d’or sombre dans ses yeux amande, sa peau jaune et cette fine moustache qui pendait de part et d’autre des lèvres si rouges et du fin menton. Les rides qui marquaient les joues et le front, nota-t-elle, provenaient du chagrin aussi bien que de l’âge. Et elle ressentit une affection profonde pour cet homme.
« Wellington, je suis désolée que nous vous ayons amené en des lieux aussi dangereux », dit-elle.
« Je suis venu de mon plein gré », répondit-il. Et cela, également, n’était que vérité.
« Mais ce monde tout entier n’est qu’un piège des Harkonnens, vous devez savoir cela. »
« Il faudrait plus qu’un piège pour attraper le Duc Leto », dit encore Yueh. Et cela, encore, n’était que vérité.
« Peut-être devrais-je avoir plus de confiance en lui, dit Jessica. C’est un brillant tacticien. »
« nous avons été déracinés. C’est pour cela que nous ne sommes pas à notre aise. »
« Et combien il est facile de tuer une plante déracinée. Surtout lorsqu’on la replante en un sol hostile. »
« Sommes-nous certains que ce sol soit hostile ? »
« On s’est battu pour l’eau lorsque l’on a appris combien de gens la venue du duc leto ajouterai à la population, dit Jessica. Les combats n’ont cessé que lorsque les gens ont vu que nous installions de nouveaux condensateurs et pièges à vent afin d’absorber cette surcharge. »
« Il y a juste assez d’eau pour entretenir la vie humaine ici, dit Yueh. Les gens savent très bien que si de nouveaux éléments arrivent qui boiront une certaine quantité d’eau, les prix monteront et les pauvres périront. Mais le Duc a résolu cela. Ces troubles n’indiquent nullement une hostilité permanente à son égard. »
« Et les gardes, dit alors Jessica. Des gardes partout. Et des écrans. Ils troublent votre regard où que vous portiez vos yeux. Nous ne vivions pas ainsi sur Caladan. »
« Laissez une chance à cette planète », dit Yueh.
Mais l’éclat des yeux de Jessica était toujours aussi dur tandis qu’elle semblait regarder au-delà de la fenêtre. « Je sens la mort en ces lieux, dit-elle. Hawat a envoyé ici un bataillon de ses agents en avant-garde. Ces gardes, là-dehors, sont à lui. Et les hommes de manœuvres au débarquement également. Il y a eu récemment des prélèvements importants et inexpliqués dans le trésor. Ils ne peuvent signifier qu’une chose : la corruption aux échelons élevés. (Elle secoua la tête.) Là où va Hawat, la mort et la trahison le suivent. »
« Vous le noircissez. »
« Le noircir ? J’exalte ses mérites, plutôt. La mort et la trahison sont nos seuls espoirs désormais. Simplement, je ne me fais pas d’illusions sur ses méthodes. »
« Vous devriez… trouver quelque occupation. Ne pas vous accorder le moindre instant pour d’aussi morbides…
« M’occuper ! Mais qu’est-ce donc qui me prend la plus grande partie de mon temps, Wellington ? Je suis la secrétaire du Duc. Et je suis à tel point occupée que chaque jour j’apprends à redouter de nouvelles choses… des choses qu’il ne me soupçonne même pas de connaître. (Elle serra les lèvres et sa voix se fit ténue.) parfois, je me demande en quelle façon mon éducation Bene Gesserit s’intègre dans mon choix. »
« Que voulez-vous dire ? » Yueh était fasciné par le ton cynique de Jessica, par cette amertume que jamais encore elle ne lui avait révélée.
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