— Ordre fut donné d’évacuer le magasin, ce qui coupa l’herbe sous le pied des conspirateurs. Ils se sont vus soudain privés du camouflage sous lequel ils comptaient pour comploter sans témoins. Ils étaient seuls dans l’établissement, aussi visibles que le nez au milieu de la figure. Natter est alors allé plus loin. Il les a approchés et les a persuadés de le laisser reconduire Schwartz à l’Institut. Ils ont accepté. Qu’auraient-ils pu faire d’autre ? C’est ainsi que pas une seule parole n’a pu être échangée entre Schwartz et Arvardan.
— Et Natter s’est bien gardé d’arrêter Schwartz. Les deux hommes ignorent toujours qu’ils sont repérés, et ils vont nous mener à plus gros gibier qu’eux.
Mais Natter ne s’en est pas tenu là. Il a alerté la garnison, ce qui est une initiative au-dessus de tout éloge, mettant ainsi Arvardan dans une situation totalement imprévue. Ou bien il révélait sa qualité d’Etranger et cessait du même coup d’être utile puisque sa mission sur la Terre exige apparemment qu’il se fasse passer pour un Terrien ; ou bien il conservait son secret, avec toutes les conséquences désagréables que cela impliquerait pour lui. Il fit le choix le plus héroïque, sans hésiter à casser le bras d’un officier impérial par souci de réalisme. Il faudra d’ailleurs s’en souvenir à titre de circonstance atténuante. Son attitude est significative. Pourquoi cet homme, un Etranger, se serait-il résigné à subir la caresse de la matraque neuronique pour les beaux yeux d’une Terrienne si l’enjeu n’était pas d’une importance suprême ?
Les deux poings du haut ministre s’abattirent sur le bureau. Ses yeux brillaient d’un éclat sauvage et l’angoisse chiffonnait son visage patricien.
— C’est très joli de tisser une telle toile d’araignée à partir de données si ténues, Balkis. Je vous félicite et vous m’avez convaincu. Il n’y a pas d’autre alternative logique. Mais cela veut dire qu’ils sont trop près du but, beaucoup trop près. Et, cette fois, ils ne feront pas de quartier.
Balkis haussa les épaules.
— Ils ne sont pas si près que ça. Sinon, confrontés à l’éventuelle destruction de l’empire, ils auraient déjà frappé. Et le temps travaille contre eux. Pour agir, il faut d’abord qu’une rencontre ait lieu entre Arvardan et Schwartz et je vais vous prédire ce qui va se passer.
— Parlez !
— Nous allons faire disparaître Schwartz et laisser maintenant les choses se calmer.
— Mais où l’enverrez-vous ?
Nous avons notre idée là-dessus. L’homme qui a conduit Schwartz à l’Institut était manifestement un fermier. L’assistant de Shekt et Natter nous ont l’un et l’autre fourni son signalement et nous avons vérifié les dossiers d’immatriculation de tous les fermiers dans un rayon de cent kilomètres autour de Chica. Natter a identifié l’individu, un certain Arbin Maren. L’assistant, interrogé séparément, a confirmé que c’était bien lui. Nous nous sommes livrés à une enquête discrète. Il semble que cet Arbin Maren héberge et entretient son beau-père, un infirme totalement impotent qui s’est soustrait à la sexagésimale.
Le haut ministre frappa la table du poing.
— Cela arrive beaucoup trop souvent, Balkis. Il faut renforcer l’arsenal des lois…
— Pour l’instant, la question n’est pas là, Excellence. Ce qui compte, c’est que, puisque ce fermier viole les Coutumes, on peut le faire chanter.
— Shekt et ses alliés, les Etrangers, ont besoin d’un moyen de pression de ce genre – si Schwartz doit demeurer caché trop longtemps pour qu’il soit possible de le garder sans risques à l’Institut, n’est-ce pas ? Ce fermier, probablement un pauvre bougre innocent, convient parfaitement. Il sera donc placé sous surveillance. Nous ne perdrons jamais Schwartz de vue. Et quand un nouveau rendez-vous sera arrangé, nous serons prêts. Est-ce que vous comprenez, maintenant ?
— Je comprends.
— La Terre en soit louée ! A présent, je vais me retirer. Avec votre permission, bien entendu, ajouta Balkis avec un sourire sardonique.
Insensible au sarcasme, le haut ministre lui fit signe qu’il lui donnait son congé.
En regagnant son modeste bureau, le secrétaire était seul et, quand il était seul, ses pensées échappaient parfois au rigide contrôle qu’il exerçait sur elles pour divaguer dans le secret de son esprit.
Et ses pensées n’avaient pas grand-chose à voir ni avec le Dr Shekt, ni avec Schwartz, ni avec Arvardan – et encore moins avec le haut ministre.
Non, c’était à un monde qu’il songeait, à Trantor et à sa gigantesque métropole d’échelle planétaire qui régissait la galaxie tout entière. Il imaginait le palais dont il n’avait jamais vu en réalité les flèches et les arches majestueuses. Aucun Terrien ne les avait jamais vues. Il pensait aux invisibles fils de la puissance et de la gloire lancés de soleil en soleil, se tressant en cordons, en cordes et en câbles pour aboutir à ce lieu central et à cette abstraction, l’empereur, qui, après tout, n’était qu’un homme.
Son esprit s’accrochait fixement à cette pensée – la pensée de ce pouvoir, seul capable de conférer une essence divine à un mortel, et qui se concentrait en quelqu’un qui n’était qu’un humain.
Rien qu’un humain ! Comme lui-même !
Il pourrait…
La conscience du changement était obscure dans l’esprit de Joseph Schwartz. Bien souvent, dans le silence total de la nuit – comme les nuits étaient silencieuses, à présent ! Avaient-elle jamais été bruyantes, illuminées, trépidantes de vie ? – dans ce silence nouveau, il s’efforçait de remonter à son origine. Il aurait bien voulu pouvoir dire : c’est arrivé à tel endroit, à tel moment précis.
Il y avait d’abord eu ce jour lointain, ce jour d’effroi où il s’était retrouvé seul dans un monde étrange, et qui était maintenant aussi brumeux dans sa mémoire que le souvenir même de Chicago. Puis le voyage à Chica et son singulier et complexe aboutissement. Il y pensait fréquemment.
Une machine… des pilules qu’il avait prises. Sa convalescence et son évasion, ses déambulations et les événements inexplicables qui avaient eu le magasin pour théâtre. Il lui était impossible de se remémorer clairement cet épisode. Pourtant, depuis deux mois, tout était parfaitement net et sa mémoire sans faille. Même durant cette période, les choses avaient commencé à lui sembler bizarres. Il avait été sensible à l’atmosphère. Le vieux docteur et sa fille étaient mal à l’aise. Effrayés, même. S’en était-il rendu compte, alors ? Ou n’avait-ce été qu’une impression fugitive que ses réflexions avaient renforcée après coup ?
Cependant, dans le magasin, juste avant que cet homme taillé en colosse ait surgi et l’ait pris au piège – juste avant –, il avait pressenti qu’on allait le kidnapper. L’avertissement avait été trop tardif pour le sauver mais c’était un indice incontestable du changement qui s’était opéré en lui.
Et depuis, il y avait les migraines. Non, ce n’étaient pas vraiment des migraines. Plutôt des trépidations, comme si une dynamo cachée au fond de son cerveau s’était mise à tourner, faisant vibrer tous les os de son crâne. Il n’avait rien connu de tel à Chicago – en admettant que le fantasme de Chicago eût un sens – ni même ici dans les premiers temps.
Lui avait-on fait quelque chose à Chica, ce jour-là ? La machine ? Les pilules… c’était un anesthésique. Avait-il subi une opération ? Pour la centième fois, arrivées à ce point, ses pensées s’interrompirent.
Il avait quitté Chica le lendemain de sa tentative d’évasion avortée et, désormais, son existence s’écoulait paisiblement à la ferme.
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