Shekt poussa un soupir et lissa ses cheveux clairsemés.
— Pour le reste de la galaxie, pour autant qu’elle se soucie de nous, la Terre n’est rien de plus qu’un caillou dans le, ciel. Nous, c’est notre patrie, la seule patrie que nous connaissions. Pourtant, nous ne sommes pas des habitants différents des autres mondes, sauf que nous sommes plus malheureux qu’eux. Nous nous entassons sur une planète pour ainsi dire morte, prisonniers d’un mur de radiations qui nous isole, entourés par une immense galaxie qui nous rejette. Que pouvons-nous faire contre le sentiment de frustration qui nous dévore ? Accepteriez-vous que notre excédent de population émigre, procurateur ?
Ennius haussa les épaules.
— Je n’y verrais pas d’inconvénient, en ce qui me concerne. Ce sont les populations des planètes extérieures qui ne seraient pas d’accord. Elles n’ont aucune envie de succomber à des maladies terrestres.
Des maladies terrestres ! répéta Shekt avec dépit. C’est une idée absurde qu’il faudrait extirper des esprits. Nous ne sommes pas porteurs de mort. Vous résidez parmi nous. Vous n’en êtes pas mort, que je sache.
— Dame ! répliqua Ennius en souriant. Je fais tout pour limiter les contacts.
— Parce que vous êtes victime d’une propagande qui, somme toute, a été créée par la stupidité de vos propres fanatiques.
— La théorie selon laquelle les Terriens eux-mêmes sont radio-actifs n’a donc aucune base scientifique. Shekt ?
— Oui, ils le sont, c’est certain. Comment pourraient-ils ne pas l’être ? Et c’est vrai pour chacun des habitants de chacune des cent millions de planètes de l’empire. Nous le sommes plus que les autres, je vous l’accorde, mais pas suffisamment pour mettre qui que ce soit en danger.
— Malheureusement, le Galactique moyen croit le contraire et n’a aucune envie de faire l’expérience pour en avoir le cœur net. Au demeurant…
— Au demeurant, allez-vous dire, nous sommes différents. Nous ne sommes pas des êtres humains parce que, du fait des radiations atomiques, nous mutons plus rapidement et avons par conséquent changé sous bien des rapports. Cela non plus n’est pas prouvé.
— Mais on le croit.
— Et aussi longtemps qu’on le croira, procurateur, aussi longtemps que les Terriens seront traités en parias, vous décèlerez, en nous les caractéristiques qui vous déplaisent. Si vous nous tourmentez de façon intolérable, est-il étonnant que nous nous rebiffions ? Pouvez-vous vous plaindre si nous répondons à la haine par la haine ? Nous sommes plus offensés qu’offenseurs.
Cet accès de colère qu’il avait lui-même déclenchée chagrinait Ennius. Le meilleur de ces Terriens portait les mêmes œillères, il voyait, lui aussi, la Terre, seule contre tous.
Pardonnez-moi d’avoir manqué de civilité, voulez-vous, Shekt ? dit-il avec diplomatie. Mettez mon impolitesse sur le compte de ma jeunesse et de l’ennui. Vous avez devant vous un homme infortuné, un garçon de quarante ans – et, dans l’administration civile, c’est l’âge d’un bébé – qui fait son dur apprentissage sur la Terre… Des années s’écouleront peut-être avant que ces ahuris du Bureau des Provinces extérieures se souviennent assez longtemps de moi pour m’affecter sur une planète un peu moins périlleuse. Nous sommes donc tous les deux prisonniers de la Terre et citoyens de cette vaste patrie intellectuelle où il n’existe ni discriminations planétaires ni discriminations ethniques. Allez ! Donnez-moi votre main et soyons amis.
Les rides qui plissaient le visage de Shekt s’effacèrent – ou, plus exactement, furent remplacées par d’autres exprimant davantage la bonne humeur. Il éclata de rire.
— Ce sont là les mots d’un suppliant, mais le ton est toujours celui d’un diplomate impérial. Vous êtes mauvais acteur, procurateur !
— Eh bien, contrez-moi en vous montrant bon professeur et parlez-moi de votre amplificateur synaptique. Shekt tressaillit visiblement et fronça les sourcils.
— Où en avez-vous entendu parler ? Seriez-vous, par hasard, physicien aussi bien qu’administrateur ?
— Je sais tout ! Mais sérieusement, Shekt, je voudrais être au courant.
Shekt le scruta avec attention, manifestement sceptique. Il se leva et, portant sa main noueuse à sa bouche, se mit à se tirailler la lèvre d’un air pensif.
— Je ne sais pas trop par où commencer.
— Par toutes les étoiles, si vous êtes en train de vous demander par quel niveau de votre théorie mathématique il faut débuter, je vais vous simplifier le problème ! Laissez tomber tout ce qui est mathématique. Vos fonctions, vos tenseurs et le reste, je n’y connais strictement rien.
Les yeux de Shekt scintillèrent.
— Eh bien, si on se limite au seul aspect descriptif, il s’agit simplement d’un instrument dont le but est d’augmenter la capacité d’apprentissage chez l’être humain.
— Chez l’être humain ? Vraiment ? Et comment marche cet appareil ?
J’aimerais le savoir ! Nous avons encore beaucoup de travail à faire là-dessus. Je vais vous expliquer l’essentiel, procurateur, et vous jugerez par vous-même. Le système nerveux de l’homme et des animaux – est constitué de neuroprotéines, c’est-à-dire d’énormes molécules dont l’équilibre électrique est très précaire. Le plus léger stimulus ébranle cette molécule qui, pour se remettre d’aplomb, ébranle la suivante, laquelle en fait autant et ainsi de suite jusqu’à ce que le cerveau soit affecté. Li cerveau est lui-même un immense agrégat de molécules analogues connectées entre elles de toutes les manières possibles. Comme il y a environ 10 puissance 20 neuroprotéines dans le cerveau – c’est-à-dire un 1 suivi de 20 zéros – le nombre des combinaisons possibles est de l’ordre de factorielle 10 à la puissance 20. Je vais vous donner une idée de la grandeur de ce nombre. Supposez que tous les électrons et tous les protons de l’univers deviennent chacun un univers, que tous les électrons et tous les protons de ces univers deviennent à leur tour chacun un univers… eh bien, la totalité des électrons et des protons de tous les univers ainsi créés ne serait encore rien en comparaison. Vous me suivez ?
— Absolument pas, grâce soit rendue aux étoiles ! Si jamais j’essayais, j’aurais si mal à la tête que je hurlerais comme un chien à la lune.
— Hmm… Prenons cela autrement. Ce que nous appelons impulsion nerveuse est tout simplement un déséquilibre électronique qui se propage le long des nerfs jusqu’au cerveau et revient en arrière par le même chemin. Vous saisissez cela ?
— Oui.
— Mes félicitations ! C’est que vous êtes un génie ! Tant que l’influx traverse une cellule nerveuse, sa propagation est rapide parce que les neuroprotéines sont pratiquement en contact. Toutefois, les cellules nerveuses sont en nombre limité et chacune est séparée de sa voisine par une très mince couche de tissu non nerveux. En d’autres termes, deux cellules nerveuses contiguës ne se touchent pas.
— Ah ! Et l’influx doit sauter l’obstacle.
Exactement ! La couche intercalaire a pour effet d’amoindrir la force de l’influx et de ralentir sa vitesse de propagation proportionnellement au carré de sa surface. Cela est également valable pour le cerveau. Imaginez maintenant qu’on parvienne à trouver le moyen d’abaisser la valeur de la constante diélectrique de la couche intercalaire.
— La constante… Comment dites-vous ?
— La capacité isolante de la membrane, tout bêtement. A ce moment, l’influx sauterait plus facilement l’obstacle.
— J’en reviens à ma première question : est-ce que votre système marche ?
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