Il fallait qu’elle ramène ses inquiétudes à un niveau raisonnable. Éliminer les choses auxquelles on ne peut rien, ne pas trop s’inquiéter de celles auxquelles on ne peut pas grand-chose. Et se rappeler qu’en usant de la prudence que semble dicter la logique on meurt de faim dans une caverne.
L’air était dans la première catégorie. Il pouvait contenir un poison.
« Alors cesse immédiatement de respirer ! » dit-elle à haute voix. Parfait. Au moins semblait-il pur ; et elle ne toussait pas.
Pour l’eau, elle n’y pouvait pas grand-chose. Il faudrait bien qu’elle en vienne à en boire un peu, à supposer qu’elle en trouve – ce qui venait en tête de liste dans ses priorités. Une fois qu’elle en aurait découvert elle pourrait peut-être faire du feu pour la faire bouillir. Sinon elle la boirait, microbes compris.
Venait ensuite la nourriture, qui la préoccupait plus que tout. Même si rien dans les environs ne s’apprêtait à la manger, elle n’avait aucun moyen de savoir si ce qu’elle mangerait, elle, ne serait pas empoisonné. Ou pas plus nutritif que de la cellulose.
Si cela ne suffisait pas, restait le risque calculé. Mais comment calculer un risque lorsqu’un arbre peut fort bien ne pas en être un ?
D’ailleurs ils ne ressemblaient pas tant que ça à des arbres : les troncs avaient l’aspect du marbre poli. Les hautes branches étaient parallèles au sol ; elles s’étendaient sur une distance précise avant de se couder à angle droit. Au-dessus, les feuilles étaient plates, semblables à des nénuphars de trois à quatre mètres de diamètre.
Où était la prudence excessive et où était la témérité ? Il n’y avait pas de guide explicatif et les dangers n’étaient pas annoncés. Mais si elle ne faisait pas quelques suppositions elle ne pourrait pas bouger et il fallait qu’elle bouge. Elle commençait à avoir faim.
Elle prit sa résolution et se dirigea vers l’arbre le plus proche. Elle le claqua du plat de la main. Il resta immobile, suprêmement indifférent.
« Rien qu’un arbre tout bête. »
Elle examina le trou d’où elle avait émergé.
C’était une déchirure brune au milieu de l’étendue d’herbe. Autour, quelques mottes retournées retenues par des radicelles duveteuses. Le trou lui-même n’avait qu’un demi-mètre de profondeur ; les rebords en s’effritant l’avaient partiellement comblé.
« Quelque chose a essayé de me manger, dit-elle. Quelque chose qui a dévoré tous les matériaux organiques de ma combinaison, et tout mon système pileux et qui a excrété ici tout le reste. Moi compris. » Au passage, elle nota sans déplaisir que la chose l’avait classée parmi les excréments.
Cette bête était un sacré morceau. Ils savaient que la partie extérieure du tore – le sol sur lequel elle était assise – faisait trente kilomètres de haut. Et cette chose était assez gigantesque pour happer le Seigneur des Anneaux alors qu’il orbitait à 400 kilomètres de distance. Elle avait passé un long moment dans ses entrailles et pour une raison quelconque s’était avérée indigeste. Et l’être l’avait rejetée par le sol, ici même.
Ça ne tenait pas debout : s’il pouvait manger le plastique, pourquoi pas elle ? Les commandants de bord étaient-ils trop coriaces ?
L’être avait dévoré tout l’astronef, des morceaux aussi grands que le module propulseur, d’autres de la taille d’éclats de verre, et d’autres qui étaient des silhouettes tournoyantes en combinaison spatiale au casque fracassé…
« Bill ! » Elle était debout, chaque muscle de son corps tendu. « Bill ! Je suis ici, ici ! Vivante ! Où es-tu ? »
Elle se frappa le front de la main. Si seulement elle pouvait s’extraire de la gangue de boue qui lui ralentissait l’esprit. Elle n’avait pas oublié l’équipage mais jusqu’à maintenant elle ne l’avait pas raccordé à cette Cirocco qui venait de renaître, glabre et nue sur le sol tiède.
« Bill ! » cria-t-elle encore. Elle tendit l’oreille, puis s’effondra, les jambes repliées. Elle arracha des touffes d’herbe.
Réfléchis. Il est à présumer que la créature l’aura traité comme un autre vulgaire débris. Oui mais il était blessé.
Elle aussi, maintenant qu’elle y repensait. Elle examina ses cuisses et n’y découvrit même pas la marque d’un bleu. Ça ne voulait rien dire. Elle pouvait aussi bien avoir passé cinq ans que cinq mois à l’intérieur de la créature.
Tous les autres pouvaient arriver et se faire recracher par le sol à n’importe quel moment. Quelque part là-dessous, à environ un mètre cinquante de profondeur, se trouvait sans doute l’orifice excréteur de cette créature. Si elle attendait et si la chose n’avait pas plus de goût pour les êtres humains qu’elle n’en avait eu pour le spécimen nommé Cirocco, ils pourraient à nouveau se retrouver.
Elle s’assit pour les attendre.
Une demi-heure plus tard (ou bien n’était-ce que dix minutes ?) cela lui parut absurde : la créature était gigantesque. Elle avait englouti le Seigneur des Anneaux comme un carré de chocolat. Elle devait s’étendre sous une grande partie du sol de Thémis et rien ne permettait d’affirmer que ce seul orifice absorbât tout le trafic. Il pouvait y en avoir d’autres, répartis dans toute la campagne.
Peu après, elle songea à autre chose. Ils arrivaient, éloignés les uns des autres, mais ils arrivaient et elle en était heureuse. Mais sa pensée était simple : elle avait faim, elle avait soif, et elle était crasseuse. Ce qu’elle désirait avant tout, c’était de l’eau.
Le paysage était en pente douce. Elle aurait voulu parier qu’un ruisseau courait quelque part en contrebas.
Elle se redressa et fouilla du bout du pied le tas de débris métalliques. Cela faisait trop à porter mais c’était tout ce qu’elle avait en guise d’outil. Elle saisit l’un des bracelets les plus petits, puis s’empara du collier qui naguère formait la base de son casque. Les composants électroniques brimbalaient encore autour.
C’était peu, mais il faudrait faire avec. Elle passa le large anneau à son épaule et commença à descendre la colline.
* * *
La mare était alimentée par une cascade de deux mètres en provenance d’un torrent qui serpentait dans une petite vallée. Les grands arbres en surplomb lui masquaient la vue du ciel. Debout sur un rocher près de la rive, elle essayait d’estimer la profondeur de la mare et songeait à y sauter.
Elle ne fit qu’y songer : l’eau était claire mais comment savoir ce qui pouvait s’y cacher ? Elle franchit d’un saut l’escarpement d’où se jetait la cascade. C’était facile avec un quart de G. En quelques pas, elle avait rejoint une plage de sable.
L’eau était chaude, douce, bouillonnante. C’était de loin ce qu’elle avait goûté de meilleur dans sa vie. Elle but tout son saoul, puis s’aspergea et se récura avec du sable, l’œil aux aguets : les trous d’eau sont lieux à surveiller avec précaution. Lorsqu’elle eut terminé, elle se sentit raisonnablement humaine pour la première fois depuis son éveil. Elle s’assit sur la grève humide, les pieds dans l’eau.
Elle était plus fraîche que l’air ou le sol mais toutefois d’une chaleur surprenante pour ce qui semblait être un torrent glaciaire. Puis elle se rendit compte que c’était logique si Thémis était chauffée comme ils l’avaient supposé, par en dessous. Le soleil au niveau de l’orbite de Saturne n’aurait pas procuré une chaleur suffisante mais les voiles triangulaires étaient maintenant sous ses pieds et leur rôle était sans doute de capter et d’emmagasiner la chaleur solaire. Elle imagina de gigantesques rivières souterraines d’eau brûlante courant à quelques centaines de mètres sous le sol.
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