Il lui était impossible de visiter l’endroit où le dernier pèlerin, Martin Silenus, était né. Le poète n’était âgé que de cent cinquante ans, bien qu’il fût à moitié bleu à force d’avoir suivi des traitements Poulsen. Ses cellules gardaient cependant le souvenir d’une bonne douzaine de fugues cryotechniques, et son existence s’étalait sur plus de quatre siècles. Il avait vu le jour sur l’Ancienne Terre de la période finale. Sa mère appartenait à l’une des plus grandes familles restées là-bas. Sa jeunesse avait représenté un pastiche de décadence et d’élégance. Il avait côtoyé la beauté comme la décrépitude à l’odeur douceâtre. Sa mère avait choisi de rester jusqu’au bout sur la Terre agonisante, mais elle l’avait envoyé dans l’espace pour qu’il y eût au moins quelqu’un en mesure de payer les dettes de la famille, même si cela entraînait – et ce fut le cas – des années de labeur comme travailleur manuel sur l’un des mondes les plus atroces et les plus reculés du Retz.
Ne pouvant aller sur l’Ancienne Terre, Gladstone fit porter son choix sur Heaven’s Gate.
La capitale s’appelait Plaine des Boues. Elle arpenta ses rues pavées, admirant les grosses maisons anciennes bâties au-dessus des canaux étroits qui formaient un réseau enchevêtré évoquant une gravure d’Escher sur le versant d’une colline artificielle. Des arbres aux formes élégantes et des fougères géantes couvraient le sommet de la colline, bordaient les larges avenues blanches et s’étendaient à perte de vue autour des plages de sable blanc. Les vagues pourpres de la marée montante s’irisaient de dizaines de couleurs avant de venir mourir paresseusement sur les plages parfaites.
Elle s’arrêta à hauteur d’un jardin qui donnait sur la grande esplanade où de nombreux couples d’amoureux se promenaient tranquillement parmi des touristes bien habillés attablés sous des tonnelles à la lueur de réverbères à gaz. Elle songea à ce que devait être cet endroit, trois siècles plus tôt, quand Heaven’s Gate n’avait que le statut de protectorat en cours de terraformation et que le jeune Martin Silenus, souffrant de dislocation culturelle, de la perte de sa fortune et de traumatismes cérébraux dus au choc cryotechnique de son très long voyage, trimait ici en tant qu’esclave.
La Centrale de Production d’Atmosphère n’alimentait alors en atmosphère respirable que quelques centaines de kilomètres carrés de terres plus ou moins habitables. Des tsunamis emportaient des villes entières, des chantiers d’aménagement et des gens avec une égale indifférence. Les travailleurs asservis comme Silenus creusaient les canaux d’acide, raclaient les bactéries de recyclage dans les labyrinthes pulmonaires sous la boue, et retiraient les scories et les cadavres humains des plaines de boue apportées par la marée et les inondations.
Nous avons accompli des progrès, songeait Gladstone, malgré l’inertie que nous a imposée le TechnoCentre, malgré la mort quasi totale de la science, malgré notre dépendance fatale vis-à-vis des jouets que nous ont donnés nos propres créations.
Elle ressentait un mécontentement amer. Elle avait voulu faire, tout en ayant parfaitement conscience de la futilité de son geste, le tour de toutes les planètes associées aux pèlerins d’Hypérion. Heaven’s Gate était le monde où Silenus avait appris à écrire de la vraie poésie, même si son cerveau temporairement endommagé avait presque totalement perdu l’usage du langage. Mais ce n’était pas sa planète.
Elle ignora la musique plaisante de l’esplanade, elle ignora le passage, dans le ciel, des VEM qui se suivaient comme des oiseaux migrateurs, elle ignora la douceur de l’atmosphère et la pureté de la lumière pour faire apparaître sa porte distrans personnelle et lui commander de la diriger sur la Lune. La vraie Lune terrestre.
Au lieu d’obéir immédiatement, le persoc lui transmit un message d’alerte sur les dangers que présentait cette distranslation.
Elle passa outre. Le minidrone réapparut, et sa voix minuscule, dans son implant, lui renouvela la mise en garde. Il n’était pas sérieux, de la part de la Présidente, de vouloir se rendre en un lieu aussi instable. Elle le fit taire.
La porte elle-même commença à discuter son choix, et elle dut utiliser sa plaque universelle pour la programmer manuellement.
Le cadre se matérialisa enfin devant Gladstone, et elle se distransporta.
Le seul endroit de la vieille Lune de la Terre qui fût encore habitable était une zone de montagne et de Mare utilisée pour la cérémonie de Masada de la Force. C’est là que Gladstone ressortit. Les tribunes et le champ de manœuvre étaient déserts. Des champs de confinement de classe 10 voilaient les étoiles et les murs d’enceinte lointains, mais elle distinguait très bien l’endroit où la chaleur interne des terribles marées gravitationnelles avait fait fondre les montagnes qui s’étaient transformées en nouvelles coulées de roche.
Elle traversa une plaine de sable gris, ressentant la légèreté de la gravité comme une invitation à voler. Elle s’imagina à la place de l’un des ballons des Templiers, captive et ne demandant qu’à s’envoler. Elle résista à la tentation de faire de grands bonds. Cependant, son pas était léger, et elle faisait voler la poussière, derrière elle, en configurations étonnantes.
L’atmosphère était extrêmement ténue sous le dôme du champ de confinement. Elle avait froid malgré les éléments chauffants de sa grande cape. Elle demeura quelques instants immobile au centre de la plaine monotone, et essaya d’imaginer ce que devait être la Lune lorsque les hommes, au sortir du berceau, y avaient fait leurs premiers pas. Mais les gradins de la Force et les hangars de stockage du matériel l’empêchaient de se concentrer. Abandonnant ses efforts futiles, elle leva les yeux pour regarder ce qui l’avait fait venir ici.
L’Ancienne Terre était suspendue dans un ciel noir. Mais ce n’était pas la planète elle-même qu’elle voyait, naturellement. Ce n’était que le disque d’accrétion vibrant, le nuage sphérique de débris laissés par l’ancien monde natal de l’humanité. La surface du disque était lumineuse, bien plus que n’importe quelle étoile vue de Patawpha par la nuit la plus claire. Mais cette brillance avait quelque chose d’étrangement surnaturel, et la lumière qui tombait sur la plaine lunaire était sinistre.
Gladstone contemplait ce spectacle pour la première fois. Elle n’avait jamais souhaité venir ici avant, et elle aurait voulu désespérément, maintenant qu’elle était ici, ressentir une inspiration, entendre une voix qui lui donnerait un conseil ou un avertissement.
Elle n’entendit rien.
Elle s’attarda encore une dizaine de minutes, sans penser à rien de particulier. Ses oreilles et son nez étaient engourdis par le froid. Elle décida de rentrer. Le soleil n’allait pas tarder à se lever sur TC 2.
Elle avait activé la porte et jetait un dernier regard au paysage lunaire avant de se distransporter lorsqu’une autre porte commença à se matérialiser à une dizaine de mètres d’elle. Elle attendit. Il n’y avait pas cinq personnes dans tout le Retz qui disposaient d’un accès privé sur la Lune.
Le minidrone descendit en bourdonnant pour s’interposer entre la Présidente et la silhouette qui émergeait du cadre distrans.
C’était Leigh Hunt. Il regarda autour de lui, frissonna, puis se rapprocha d’elle à pas rapides. D’une voix ténue comme celle d’un enfant, une voix que l’atmosphère raréfiée de la zone de confinement rendait presque comique, il s’écria :
— H. Présidente, vous devez rentrer immédiatement. Les Extros ont réussi à lancer une contre-offensive d’une ampleur inattendue.
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