Le jour de la naissance de Rachel allait arriver dans moins de soixante-douze heures standard.
Gladstone frappa du poing sur la rambarde de pierre, fit apparaître la porte distrans et changea de planète.
C’était midi sur mars. Les bidonvilles de Tharsis étaient là depuis six cents ans au moins. Le ciel avait une teinte rose, et l’atmosphère lui semblait trop ténue et trop froide malgré la grosse cape qu’elle portait. Partout, le vent faisait voler la poussière. Elle suivit les étroites allées et les sentiers de falaise de la Cité du Repeuplement, sans jamais tomber sur une trouée qui pût lui permettre de voir au-delà des taudis les plus proches ou des tours de filtrage aux parois suintantes.
Il y avait peu de végétation sur ce monde. Les grandes forêts du Boisement avaient été détruites pour être transformées en bois de chauffage, ou bien elles étaient mortes d’elles-mêmes, et les dunes rouges les avaient recouvertes. Seuls étaient visibles, autour des sentiers tassés par vingt générations de pieds nus, quelques cactus, utilisés dans la fabrication clandestine d’une sorte de mauvais brandy, et des plaques de lichen parasite à pattes d’araignée.
Gladstone s’assit sur un rocher plat et entreprit de masser ses genoux fatigués. Des bandes d’enfants à moitié nus surgirent de nulle part autour d’elle, mendiant un peu d’argent, puis s’égaillèrent comme des moineaux en voyant qu’elle ne réagissait pas.
Le soleil était haut dans le ciel. Ni l’Olympus ni l’Ecole Militaire où Kassad avait été élève officier de la Force n’étaient visibles de cet endroit. C’était dans ces taudis que le fier colonel avait grandi, au milieu de ces bandes de gamins déshérités, jusqu’à ce que son destin l’appelle à l’ordre, à la rigueur et aux plus hauts honneurs de la carrière militaire.
Elle trouva un endroit discret pour faire apparaître son portail et le franchir.
Le Bosquet de Dieu était, comme toujours, parfumé des senteurs de millions et de millions d’arbres que faisait frémir une douce brise sous un ciel pastel éclairé par les rayons obliques du soleil levant. La voûte feuillue où se trouvait la plate-forme, à cinq cents mètres du sol et de ses touffeurs denses et obscures, dégageait de puissants effluves de végétation mouillée.
Un Templier s’approcha, vit l’éclat du bracelet d’accès à son poignet lorsqu’elle leva la main, et se retira discrètement, comme il était venu, dans l’ombre des frondaisons massives.
Les Templiers constituaient l’une des inconnues les plus sournoises dans le jeu de Gladstone. Le sacrifice de leur vaisseau-arbre Yggdrasill était sans précédent, inexplicable et pour le moins inquiétant. De tous les alliés potentiels sur lesquels elle pouvait compter dans la guerre à venir, aucun n’était aussi mystérieux, insondable et indispensable que les Templiers. La Fraternité de l’Arbre, dédiée à la défense de la vie et dévouée au Muir, était au sein du Retz une force peu nombreuse mais extrêmement influente, un îlot de conscience écologique dans une société qui paraissait vouée au gaspillage et à l’autodestruction, mais qui refusait de reconnaître ses faiblesses.
Où peut bien être Het Masteen ? Pourquoi a-t-il laissé son cube de Möbius aux autres pèlerins ?
Gladstone contempla le lever du soleil. Le ciel se remplit de montgolfies orphelines, rescapées du massacre de Whirl, dont les corps irisés flottaient comme des physalies. Des diaphanes somptueuses déployèrent leurs ailes solaires fines comme des membranes pour capter la lumière. Un vol de corbeaux prit son essor en décrivant une spirale, lançant une série de cris rauques qui formèrent un contrepoint au murmure de la brise et au sifflement de la pluie venue de l’ouest dans la direction de Gladstone. Le crépitement insistant des lourdes gouttes sur les feuilles lui rappela son monde natal de Patawpha et la mousson des Cent Jours, durant laquelle ses frères et elle battaient les buissons à la recherche de crapauds volants, de bendits et de serpents de mousse qu’ils mettaient dans un bocal pour les porter à leur institutrice.
Pour la millième fois, elle se dit qu’il était encore temps de tout arrêter. La guerre totale n’était pas encore devenue inévitable. Les Extros n’avaient pas encore contre-attaqué d’une manière que l’Hégémonie ne pourrait plus ignorer. Le gritche n’était pas tout à fait en liberté. Pas encore, du moins.
Si elle voulait sauver cent milliards de vies, il suffisait qu’elle retourne au Sénat pour révéler ses trois décennies de mensonges et de duplicité, révéler ses craintes et ses incertitudes…
Non. Tout allait se passer comme prévu, jusqu’au point de non-retour où l’on ne pourrait plus rien prédire. Jusqu’aux eaux profondes du chaos, où même les prévisionnistes du TechnoCentre, ceux qui voyaient généralement tout, seraient aveugles.
Elle traversa les plates-formes, les tours, les rampes et les ponts de lianes de la cité-arbre des Templiers. Des créatures arboricoles originaires d’une vingtaine de mondes et des chimpanzés ARNistés lui lancèrent des cris en s’enfuyant agilement, se balançant à des lianes suspendues à trois cents mètres du sol. Des zones interdites aux touristes ou aux visiteurs privilégiés parvenaient des odeurs d’encens et des bouffées de chants grégoriens accompagnant le service du lever de soleil quotidiennement célébré par les Templiers. Au-dessous d’elle, les niveaux inférieurs se réveillaient à la lumière et au mouvement. Les brèves ondées avaient cessé, et elle regagna les cimes, se délectant du spectacle, traversant un pont de bois suspendu de soixante mètres qui reliait son arbre à un autre, encore plus gros, où une demi-douzaines de gros ballons captifs à air chaud, les seuls moyens de transport autorisés par les Templiers sur le Bosquet de Dieu, tiraient sur leurs cordes comme s’ils étaient impatients de s’envoler, leurs nacelles se balançant comme de gros œufs jaunes, leurs enveloppes ornées de superbes dessins représentant des créatures vivantes : montgolfies, papillons monarques, perviers, diaphanes somptueuses, zeplins aujourd’hui au bord de l’extinction, calamars volants, phalènes lunaires ; aigles – si vénérés dans la légende que personne n’avait essayé de les recréer ou de les ARNister – et bien d’autres encore.
Tout cela court le risque d’être détruit si je continue. Tout cela sera irrémédiablement détruit.
Elle s’arrêta au bord d’une plate-forme circulaire pour s’agripper au garde-fou avec une telle force que les taches de vieillesse, sur sa main, ressortirent en un contraste accru avec la pâleur de sa peau. Elle songea aux vieux livres qu’elle avait lus, sur l’époque préhégirienne et pré-spatiale où les habitants des nations embryonnaires du continent européen de l’Ancienne Terre avaient transporté des populations entières de gens à la peau noire – des Africains – pour leur faire mener une vie d’esclave dans l’Ouest colonial. Ces esclaves nus et enchaînés, entassés dans le ventre fétide d’un navire, auraient-ils hésité un seul instant à se révolter, s’ils l’avaient pu, et à massacrer leurs ravisseurs ? Auraient-ils hésité sous prétexte que la beauté du navire esclavagiste, la beauté de l’Europe elle-même risquaient d’être détruites ?
Mais ils auraient toujours eu l’Afrique où retourner.
Meina Gladstone laissa échapper un gémissement qui était à moitié un sanglot. Puis elle tourna le dos au glorieux lever de soleil, aux chants qui saluaient une nouvelle journée et au spectacle des ballons – vivants ou artificiels – qui grimpaient dans un ciel tout neuf. Elle descendit alors dans l’ombre des frondaisons épaisses pour faire apparaître la porte distrans.
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