Et cette seule pensée accrut son malaise, cette sensation inquiétante d’être séparée de la réalité.
Les vers des sables ! les vers des sables !
Une collection d’images apparut dans son souvenir : le puissant Shai-Hulud, démiurge des Fremen, animal-fléau des profondeurs désertiques et source de l’inestimable richesse de l’épice. Il était si difficile, songea Alia, de se représenter l’évolution du redoutable ver à partir de cette chose timide, plate et tannée qu’étaient les truites des sables. Elles ressemblaient à la multitude bêlant dans sa conscience. Les truites, lorsqu’elles s’assemblaient, serrées les unes contre les autres, s’appuyant sur la plate-forme rocheuse d’Arrakis, formaient des citernes vivantes ; elles retenaient l’eau de sorte que leur vecteur, le ver des sables, puisse vivre. L’analogie était évidente : certains de ces autres qui hantaient son esprit recelaient des forces redoutables qui pouvaient la détruire.
La femme de sa garde appelait à nouveau et, cette fois, il y avait une note d’impatience dans sa voix.
Alia se retourna, irritée, et lui fit signe de se retirer.
La femme disparut, claquant rageusement la porte de la terrasse derrière elle.
Ce fut comme un signal : toutes ces vies qu’Alia avait réussi à repousser jusqu’alors déferlèrent en un atroce mascaret. Chacune portait un visage qui s’imposait au centre même de sa vision. Et tous ces visages formaient un nuage, et ils étaient tous différents. Certains avaient la peau calleuse, d’autres étaient vérolés, ou encore envahis d’ombres fuligineuses. Leurs bouches étaient comme autant de losanges visqueux. Leur multitude formait un courant puissant, une irrésistible marée de vies dans laquelle elle devait plonger, se laisser flotter.
« Non, murmura-t-elle. Non… non… non…»
Elle défaillit, sur le point de tomber. Ses ultimes forces lui permirent de gagner un banc proche. Elle essaya de s’asseoir, mais le poids de son corps l’entraîna. Elle demeura étendue sur le plastacier froid, protestant faiblement.
La marée continuait de monter en elle.
Son esprit était accordé sur le signal le plus ténu, elle était avertie du danger mais attentive à chaque clameur. Toutes ces voix exigeaient son attention totale en une cacophonie de : « Moi ! Moi ! Moi ! » Mais elle savait que si jamais elle venait à leur obéir, à écouter l’une de ces suppliques, elle serait perdue. En choisissant un visage parmi cette multitude, en acceptant les mots que criait sa bouche, elle deviendrait prisonnière de cet égocentrisme qui, avec elle, vivait son existence.
« C’est la prescience qui te vaut cela », murmura une voix.
Elle porta les mains à ses oreilles. Je ne suis pas presciente ! La transe ne m’apporte rien !
La voix insista :
« Mais cela réussirait, si l’on t’aidait. »
« Non ! Non ! » gémit-elle.
D’autres voix s’insinuaient dans son esprit.
« Moi, Agamemnon, ton ancêtre, j’exige audience ! »
« Non, non…»
Ses mains pressaient ses tempes. La douleur fusa dans sa chair.
Une voix coassante de dément s’éleva. « Qu’est devenu Ovide ? Évident. C’est John Bartlett ibid ! »
Les noms n’avaient pas de sens dans l’état où elle se trouvait. Elle voulait hurler pour les repousser, pour faire taire toutes les autres voix, mais elle ne savait plus où était sa propre voix.
Sur l’ordre des maîtres-serviteurs, la femme de la garde était revenue sur la terrasse. Depuis la haie de mimosas, elle aperçut Alia étendue sur le banc et dit à une compagne : « Ahh, elle se repose. As-tu remarqué qu’elle n’avait pas dormi cette nuit ? Le zaha du matin lui fera du bien. »
Alia ne pouvait l’entendre. Des voix aiguës piaillaient en elle : « Nous sommes de vieux oiseaux moqueurs ! Hurrah ! » Les échos se heurtèrent dans sa tête et elle songea : Je perds l’esprit ! Je vais devenir folle !
Ses pieds esquissèrent quelques faibles mouvements. Si seulement, elle parvenait à retrouver l’usage de son corps, elle pourrait fuir. Il le fallait, sinon cette marée qui montait en elle l’emporterait dans le silence, contaminant son âme à tout jamais. Mais ses membres refusaient de lui obéir. Les forces colossales de l’univers impérial pouvaient se plier au moindre de ses caprices, mais son propre corps était sourd à ses ordres.
Elle perçut un rire profond, puis une voix de basse grondante : « D’un certain point de vue, mon enfant, chaque incident de la création représente une catastrophe. » À nouveau, ce rire qui semblait se moquer par avance du ton solennel de la voix. « Ma chère enfant, je t’aiderai, mais tu dois m’aider en retour. »
Claquant des dents, faiblement, par-dessus la clameur qui s’enflait, Alia voulut demander : « Qui… qui…»
Un visage se dessina à la surface de sa conscience. Un visage souriant et tellement adipeux qu’il aurait pu être celui d’un bébé, n’eût été la vivacité du regard. Alia tenta de le rejeter, mais elle ne réussit qu’à découvrir le corps auquel appartenait ce visage porcin, un corps énorme, bouffi, enveloppé dans une robe qui révélait, par quelques subtils renflements, que cet amas de graisse avait exigé le soutien de suspendeurs gravifiques.
« Tu vois, reprit la voix de basse, je suis ton grand-père maternel. Tu me connais. J’étais le Baron Vladimir Harkonnen. »
« Vous êtes… vous êtes mort ! »
« Mais bien sûr, ma chère ! La plupart de ceux qui sont là en toi sont morts. Mais aucun ne désire vraiment t’aider. Ils ne te comprennent pas. »
« Allez-vous-en ! supplia-t-elle. Je vous en prie !…»
« Mais tu as besoin d’aide, ma petite-fille ! » protesta le Baron.
Il semble si exceptionnel , pensa-t-elle, contemplant l’image du Baron derrière ses paupières closes.
« Moi, je veux t’aider, reprit-il. Ceux qui sont ici ne se battent que pour s’emparer de ta conscience. Chacun d’eux essaiera de te dominer totalement. Mais moi… je ne te demande qu’un petit coin. »
Une fois encore, la clameur des voix s’enfla. Une fois encore, la marée menaça de submerger Alia et elle entendit l’appel strident de sa mère. Elle n’est pas morte , se dit-elle.
« Silence ! » fit le Baron.
La volonté d’Alia vint renforcer cet ordre, se diffusant à toute sa conscience. Le silence revint alors comme une vague d’eau fraîche. Les martèlements de son cœur, peu à peu, retrouvèrent un rythme normal, redevinrent des battements.
Doucement, la voix du Baron demanda : « Tu vois ? Ensemble, nous sommes invincibles. Tu m’aideras et je t’aiderai. »
« Que… que voulez-vous ? »
Une expression songeuse apparut sur la face énorme du Baron.
« Ahh… ma petite-fille chérie… Je ne souhaite que quelques plaisirs très simples. Je veux seulement être en contact avec tes sens, parfois, pour un bref instant. Nul n’aura jamais à le savoir. Tu me donneras un tout petit peu de ta vie. Par exemple, lorsque tu seras entre les bras de ton amant. N’est-ce pas là un prix bien modeste ?
« Ou-oui », admit-elle.
« Bien, bien ! gloussa le Baron. En échange, petite-fille chérie, je puis te rendre service de bien des façons. Je peux t’offrir mes conseils, t’apporter l’aide de mon expérience. Tu seras invincible, tant extérieurement qu’intérieurement. Tu balaieras toute opposition. L’Histoire oubliera ton frère pour n’adorer que ton nom. L’avenir t’appartiendra. »
« Vous… empêcherez… les autres… de me dominer ? »
« Ils ne peuvent pas nous résister ! Isolés, nous risquons de perdre, mais, ensemble, nous tenons le pouvoir. Je puis te le prouver. Écoute. »
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