— Kubera est enroué à force d’avoir parlé pendant des jours et des jours. Les scribes prennent des notes, sur la géologie, la métallurgie, les mines, la pétrochimie.
— Je l’aurais aidé si nous avions un peu plus de temps. Quoi qu’il en soit, s’ils en retiennent dix pour cent, cela suffira peut-être. Ils ne se réveilleront sans doute pas demain, ni après-demain, mais…
Sam finit son vin, en versa d’autre.
— À la bataille de demain, conducteur de char !
— Au sang versé, Enchanteur, au massacre !
— Ce sang sera peut-être le nôtre, dieu de Mort. Mais peu importe si nous entraînons assez de nos ennemis avec nous.
— Je ne peux mourir, Siddharta, sauf si j’en décide ainsi.
— Comment est-ce possible, Yama ?
— Laisse la Mort garder ses petits secrets, Enchanteur. Car je choisirai peut-être de ne pas survivre à la bataille.
— À ta guise, Seigneur.
— À ta santé et longue vie !
— À la tienne.
L’aube du jour de la bataille fut aussi rose que la cuisse d’une jeune fille fraîchement mordue par son amant.
Une légère brume montait du fleuve. Le Pont des Dieux étincelait comme une masse d’or à l’est, touchait encore la nuit qui se retirait, coupant les cieux comme un équateur de feu.
Les guerriers de Keenset attendaient hors de la ville, sur la plaine près du Védra. Cinq mille hommes attendaient la bataille, armés d’épées et d’arcs, de piques et de frondes. Mille zombis se tenaient aux premiers rangs, conduits par les sergents vivants de Nirriti le Noir, qui guidaient tous leurs mouvements par des roulements de tambour, leurs écharpes de soie noire flottant à la brise comme des serpents sombres sur leurs casques.
Cinq cents lanciers formaient l’arrière-garde. Suspendus dans les airs, des cyclones d’argent, les Rakashas. En ce monde de l’aube, on pouvait entendre de temps à autre les grognements d’une bête de la jungle. Les esprits élémentaires de feu luisaient sur les branches des arbres, les lances et les hampes des bannières.
Le ciel était sans nuages. L’herbe de la plaine encore humide, étincelait de rosée. L’air était frais, le sol encore assez mou pour garder les empreintes. Le gris, le vert, le jaune frappaient les yeux sous les cieux. Le Védra tourbillonnait entre ses rives, ramassant les feuilles des arbres qui le bordaient. On dit que chaque jour reproduit l’histoire du monde, il sort des ténèbres et du froid dans une lumière incertaine, un début de chaleur, la conscience s’éveille quelque part au milieu du matin, les pensées naissantes sont un chaos d’émotions illogiques et sans liens, et tout se précipite vers l’ordre de midi, le lent déclin poignant de la fin du jour, la vision mystique du crépuscule, la fin de l’entropie qu’est à nouveau la nuit.
Le jour se leva.
Une ligne sombre devint visible au bout du champ de bataille. Le son d’une trompette déchira l’air, et la ligne avança.
Sam se tenait dans son char de guerre à la tête de la formation de combat, portant une armure polie, tenant la longue lance de mort grise. Il entendit ces paroles de la Mort, vêtue de rouge, qui conduisait son char.
— La première vague est faite de la cavalerie montée sur slézards.
— Fort bien, dit-il en plissant les yeux pour mieux voir la ligne distante.
Il agita sa lance et les Rakashas foncèrent en avant comme un raz de marée de lumière blanche. Les zombis avancèrent aussi.
Quand la ligne blanche et la ligne noire se rencontrèrent, ce fut une confusion de voix, de sifflements, et de cliquetis d’armes.
La ligne sombre s’arrêta, des nuages de poussière s’élevèrent comme fumée au-dessus d’elle.
Puis vinrent les bruits de la jungle réveillée, tandis que les bêtes de proie rassemblées étaient poussées sur le flanc de l’ennemi.
Les zombis marchèrent, accompagnés par le lent roulement régulier des tambours, les esprits élémentaires glissaient devant eux et l’herbe se flétrit sur leur passage.
Sam fit un signe de tête à la Mort, et son char avança lentement sur son coussin d’air. Derrière lui, l’armée de Keenset s’ébranla. Kubera dormait, comme drogué, du sommeil qui ressemble à la mort, dans un souterrain secret de la ville. Ratri, montée sur un étalon noir, se tenait à l’arrière du groupe de lanciers.
— Leur charge est contenue, dit la Mort.
— Oui.
— Leur cavalerie a été jetée à terre et les bêtes sauvages sont encore au milieu d’eux. Ils n’ont pas encore reformé les rangs. Les Rakashas déversent des avalanches sur leurs têtes, comme pluie tombant des cieux. À présent, voilà le fleuve de feu.
— Oui.
— Nous les anéantirons. Maintenant, ils voient les favoris sans âme de Nirriti se précipiter sur eux comme un seul homme, au pas cadencé, sans peur, au rythme des tambours, parfaits, atroces, les yeux vides. Et s’ils regardent par-dessus leurs têtes, ils nous voient comme dans une nuée d’orage, ils voient que la Mort conduit ton char. Leurs cœurs battent plus vite, leurs membres se glacent. Vois-tu comme les bêtes passent au milieu d’eux ?
— Oui.
— Qu’on ne fasse point sonner le clairon dans nos rangs. Car ce n’est plus une bataille, c’est un massacre.
— Oui.
Les zombis tuaient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Et quand ils tombaient eux-mêmes, c’était sans un mot, la mort ou la vie, c’était tout un pour eux et les mots ne signifient rien pour les non-vivants.
Ils nettoyèrent le champ de bataille et de nouvelles vagues de guerriers vinrent au-devant d’eux. Mais la cavalerie avait été vaincue, les fantassins ne pouvaient plus tenir devant les lanciers, les Rakashas, les zombis et l’infanterie de Keenset.
Le char de bataille à l’avant en lame de couteau, conduit par la Mort, traversait les rangs ennemis comme la flamme un champ. Des javelots et toutes sortes d’armes de jet lancées vers eux s’arrêtaient en plein vol, faisaient un angle droit et repartaient avant de pouvoir toucher le char et ses occupants. Un feu sombre dansait dans les yeux de Yama tandis qu’il serrait les deux anneaux qui lui servaient à diriger le véhicule. Sans arrêt, il fonçait sur l’ennemi, impitoyablement, et la lance de Sam jaillissait comme la langue d’un serpent tandis qu’ils traversaient et retraversaient les rangs adverses.
On entendit au loin sonner la retraite. Mais rares furent ceux qui répondirent à cet appel.
— Essuie tes yeux, Siddharta et fais venir des renforts. Il est temps de passer à l’attaque. Mansjuri qui tient l’épée doit ordonner la charge.
— Oui, Mort, je sais.
— Le champ de bataille est à nous, mais nous n’avons pas encore remporté la victoire. Les dieux nous surveillent, évaluent nos forces.
Sam leva sa lance et à ce signal il y eut de nouveaux mouvements parmi les troupes. Puis un grand calme se fit. Brusquement, il n’y eut plus ni vent ni bruit. Le ciel était toujours bleu. Le sol n’était plus que terre gris-verdâtre piétinée. La poussière, comme une haie fantôme, planait au loin.
Sam observa les rangs de ses soldats, pencha sa lance en avant. À ce moment-là, on entendit un coup de tonnerre.
— Les dieux vont arriver sur le champ de bataille, dit la Mort en levant les yeux.
Le char de la foudre passa au-dessus d’eux. Mais il n’en descendit aucune pluie destructrice.
— Pourquoi sommes-nous encore en vie ? demanda Sam.
— Je crois qu’ils veulent pour nous une défaite plus ignominieuse. Ils ont peut-être peur aussi d’essayer d’utiliser le char contre son créateur – et avec juste raison.
— En ce cas… dit Sam, et il donna à ses troupes le signal de charger.
Le char l’emporta en avant.
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