— Merci, monsieur, merci… madame ! madame ! Un moment, s’il vous plaît !
Kyle reprit sa marche. Il n’y avait jamais vraiment songé jusque-là, mais son projet de recherche actuel avait vraiment pris sa source au printemps 1996, le jour même où il avait appris que Heather était enceinte.
— Ainsi, avait repris Papineau, les spectres d’interférences résultant du passage d’un photon unique à travers deux fentes pourraient être la preuve de l’existence de plusieurs univers. Mais vous allez me demander quel rapport cela peut bien avoir avec l’informatique ?
Il adressa un large sourire à ses étudiants.
— Rappelez-vous l’exemple du trajet suivi par Kyle pour se rendre à l’Université. Dans un univers, il contourne Queen’s Park par l’est, dans l’autre, il le contourne par l’ouest. Maintenant, Kyle, supposez que votre patron vous ait demandé de résoudre deux problèmes avant d’arriver au bureau, et que, n’ayant jamais abandonné vos bonnes habitudes d’étudiant, vous ayez attendu le dernier moment pour le faire. Vous avez le temps de vous pencher sur un seul problème tout en cheminant vers votre lieu de travail. Disons que si vous passez par le côté ouest, vous utilisez votre temps à résoudre le problème A, et que si vous passez par le côté est, vous allez tenter de résoudre le problème B. Est-il possible, sans ralentir votre allure et sans faire le trajet deux fois autour du Parlement, que vous réussissiez à trouver la réponse aux deux problèmes avant d’arriver à votre travail ?
Kyle avait dû avoir une expression complètement vide.
— Personne ? demanda Papineau en relevant ses sourcils broussailleux.
— Ce qui m’étonne, c’est que vous pensiez que Graves puisse résoudre le moindre problème ! ironisa d’Annunzio.
Plusieurs étudiants éclatèrent de rire. Papineau sourit.
— Eh bien, il y a une possibilité, finit-il par dire. Vous connaissez le vieil adage : « Mieux vaut deux têtes qu’une » ? Si notre Kyle – celui de notre univers qui a pris le trajet par l’ouest et a résolu le problème A – pouvait rejoindre l’autre Kyle – celui de l’univers parallèle qui a pris le côté est et résolu le problème B –, il aurait alors les deux réponses.
Une main se leva.
— Glenda ?
— À propos du photon et des fentes, vous avez dit que le seul cas dans lequel les deux univers se rejoignent, c’est quand il est impossible de dire par quelle fente le photon est passé dans chaque univers.
— Exactement. Et si nous pouvions concevoir une méthode dans laquelle le chemin emprunté par Kyle dans cet univers, quel qu’il soit, ne ferait aucune différence – en fait, une méthode dans laquelle Kyle lui-même ne saurait pas quel chemin il a pris, et où personne ne l’aurait vu –, eh bien, au bout du compte, les deux univers pourraient se ressouder ensemble. Mais dans l’univers ressoudé, Kyle connaîtrait la réponse aux deux problèmes, même s’il n’avait réellement eu le temps de n’en résoudre qu’un seul.
Papineau avait eu un sourire plus radieux que jamais en lançant :
— Bienvenue dans l’univers de l’informatique quantique ! En fait, il y a plus de deux univers possibles pour Kyle : il aurait pu rester chez lui, il aurait pu venir travailler en voiture ou en taxi. En outre, on peut envisager l’expérience des ampoules électriques avec des dizaines, et même des centaines de fentes. Bien, supposons que chacun des photons sortant de l’ampoule représente une seule information. Rappelez-vous que toute l’informatique se fait avec des super-abaques ; en réalité, nous déplaçons les objets afin de les calculer, qu’il s’agisse de galets, d’atomes, d’électrons ou de photons. Mais si chacun de ces objets pouvait se trouver simultanément à divers endroits, à travers des univers parallèles, alors des problèmes de calculs extrêmement complexes pourraient être résolus très, très rapidement.
« Considérons par exemple la décomposition des nombres. Comment s’effectue-t-elle ? Essentiellement en tâtonnant, bien qu’il existe certaines astuces qui sont parfois de quelque secours. Si nous voulons décomposer huit, nous commençons par le diviser. Nous savons que un est forcément un diviseur de huit, comme de n’importe quel nombre. Et maintenant, essayons avec deux. Oui, c’est aussi un diviseur de huit, et il reste quatre. Et trois ? Non, ce n’est pas un diviseur de huit. Quant à quatre, c’en est un, et il reste deux. C’est ainsi qu’on procède, en essayant bêtement tous les diviseurs possibles les uns après les autres. Mais quand les nombres croissent, le nombre de diviseurs croît également. Au début de l’année, un réseau de mille six cents ordinateurs a réussi à trouver tous les éléments d’un nombre de 129 chiffres – le plus grand nombre qu’on ait jamais tenté de décomposer. L’opération a duré huit mois.
« Mais imaginez un ordinateur quantique qui serait en liaison avec tous les ordinateurs possibles dans des univers parallèles. Et maintenant, imaginez un programme qui décomposerait des grands nombres en travaillant simultanément sur toutes les solutions possibles. Eh bien, Peter Shor, un mathématicien de AT&T Bell Laboratories, a mis au point un programme de ce genre, qui essaie tous les diviseurs possibles d’un grand nombre en n’en testant qu’un seul dans chacun des nombreux univers parallèles. Le programme sort ses résultats sous forme de motifs d’interférences, envoyés sur une pellicule photographique. L’algorithme de Shor devrait faire disparaître du motif d’interférences les nombres qui ne sont pas des diviseurs, et laisser des zones sombres. Les motifs de lumière et d’obscurité formeraient une sorte de code-barres qui pourrait être lu pour indiquer les chiffres qui sont effectivement les diviseurs du grand nombre d’origine donné à décomposer. Puisque les calculs sont effectués dans des univers parallèles pendant la même durée que celle qui est nécessaire dans notre univers pour essayer un seul nombre, on obtient également le résultat du calcul de tous les autres. Dans la mesure où notre propre ordinateur peut calculer n’importe quel chiffre, le résultat devrait être atteint presque instantanément ; ce que des ordinateurs ordinaires font en huit mois, les ordinateurs quantiques peuvent le faire en quelques secondes.
— Mais les ordinateurs quantiques n’existent pas ! fit remarquer Kyle.
Papineau hocha la tête.
— Vous avez raison, du moins, ils n’existent pas encore. Mais un de ces jours, quelqu’un va en inventer un. Et alors, nous saurons vraiment.
Kyle et Heather dînaient en tête à tête tous les lundis soir. Ils ne vivaient plus ensemble depuis un an, mais n’ayant jamais envisagé une séparation définitive, ils n’avaient jamais fait allusion au divorce. Après la mort de Mary, les nerfs à vif, ils passaient leur temps à se quereller pour des motifs qui ne valaient certainement pas la peine de se lancer dans de tels pugilats. Incapables de s’apporter un réconfort mutuel, incapables de comprendre pourquoi cela leur était arrivé, ils avaient ressenti le besoin de prendre quelque distance l’un par rapport à l’autre.
Cependant, ils n’avaient jamais manqué ce rendez-vous hebdomadaire, et bien que leurs rapports fussent tendus depuis la visite de Becky, la semaine précédente, Kyle ne doutait pas que Heather viendrait à leur restaurant habituel, un chalet suisse situé à quelques rues de l’appartement qu’elle habitait.
Kyle profitait de la chaude brise nocturne pour attendre Heather dehors. N’ayant pas vu sa voiture sur le parking, il n’avait aucune envie d’entrer seul au restaurant.
À environ 18 h 40, avec dix minutes de retard, le skimmer bleu pastel de Heather vint glisser au milieu de la circulation. Pendant une année entière, ils s’étaient contentés d’un rapide baiser pour se dire bonjour, mais ce soir-là, ils hésitèrent tous les deux. Kyle ouvrit la porte du restaurant et s’effaça pour laisser entrer Heather.
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