Il insiste pour payer l’addition, laisse un généreux pourboire et aide Becky à enfiler son manteau… Depuis quand n’en avait-il pas fait autant pour sa femme ?
— Qu’est-ce que tu comptes faire en attendant l’heure de ton vol ? lui demande Becky.
— Je n’en sais rien. Un peu de tourisme, peut-être.
Becky lève les yeux vers lui. Maintenant qu’ils ont déjeuné, évoqué le bon vieux temps et échangé des nouvelles de leurs relations communes, c’est ici que leurs voies devraient se séparer à nouveau. Mais…
— Je n’ai rien de spécial à faire cet après-midi, dit Becky sans détacher son regard du sien. Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je t’accompagne ?
Rien ne lui ferait davantage plaisir.
— Ce serait… parfait , achève-t-il, renonçant à se censurer.
Des étoiles dansent dans les yeux de Becky.
— Où veux-tu aller ? demande-t-elle en glissant son bras sous le sien.
— À toi de me guider, répond Peter en souriant. Après tout, tu es ici chez toi.
Ils vont voir ensemble tout ce que Peter avait dédaigné ce matin-là. Ils assistent à la relève de la garde, visitent des boutiques pittoresques (le genre d’endroits qu’il fuit ordinairement). Quelques heures plus tard, nous les retrouvons même en train de s’enthousiasmer devant les squelettes de la galerie des dinosaures du Musée national des sciences naturelles.
C’est si bon de se sentir vivre, songe Peter.
Le muséum s’élève sur un terrain planté de nombreux arbres. Quand ils en ressortent, à 17 heures passées, la nuit est déjà presque tombée. Si le vent a fraîchi, on ne voit pas un nuage dans le ciel. En déambulant dans les allées du parc, ils aperçoivent un banc au pied d’un bosquet d’érables dépouillés de leurs feuilles.
— Je suis vanné, soupire Peter. Je me suis levé à 5 h 30 pour avoir mon avion.
— Allonge-toi, lui propose Becky en s’asseyant à l’extrémité du banc. Nous avons marché tout l’après-midi.
Le premier mouvement de Peter est de décliner son offre. Mais après tout, pourquoi pas ? Juste comme il est sur le point de s’étendre sur la partie libre du banc, Becky ajoute :
— Tu n’as qu’à poser ta tête sur mes genoux.
Cette fois, il n’hésite pas longtemps. Il se dégage d’elle une douce chaleur, tellement humaine. Son bras repose délicatement sur sa poitrine.
C’est si bon de se détendre… Il pourrait rester là des heures. C’est à peine s’il ressent le froid.
Le sourire de Becky n’exige rien, ne réclame rien… Un si merveilleux sourire.
Pour la première fois depuis le déjeuner, il pense à Cathy et à Hans.
Enfin, il a trouvé un être humain – pas un clone – à qui se confier… Quelqu’un qui ne le méprisera pas, qui ne se moquera pas de son infortune. Quelqu’un qui l’écoutera et l’acceptera tel qu’il est.
Au même moment, il comprend que rien ne l’oblige à en parler : il a lui-même trouvé la réponse aux questions qu’il se posait.
Peter a rencontré Becky à l’université, avant que Cathy ne soit entrée en scène. Ils se sentaient attirés l’un par l’autre, mais manquaient alors cruellement de maturité (lui, du moins, était encore vierge). Les choses ont changé depuis. Ils ont tous les deux l’expérience du mariage, de l’amour, et savent reconnaître le moment opportun. Peter pourrait très bien appeler Cathy, lui dire que sa réunion s’est prolongée au-delà de l’heure prévue et qu’il ne rentrera que demain matin. Puis il raccompagnerait Becky chez elle.
Il le pourrait, mais il n’en fera rien. Placé dans la même situation que Cathy, lui ne trahira pas… Pas même pour lui rendre la monnaie de sa pièce.
Peter sourit à Becky, sentant ses blessures se refermer.
— Tu es une fille épatante, dit-il. Le type qui t’aura est un sacré veinard.
Elle lui sourit en retour.
Peter pousse un profond soupir, chassant toute la tension accumulée.
— Il est temps que j’aille à l’aéroport.
Cette fois, le sourire de Becky exprime peut-être une pointe de regret.
Peter se sent prêt à rentrer chez lui.
Sandra emprunte la Don Valley Parkway jusqu’à Cabbagetown et gare sa voiture devant la maison mère de Food Food, à l’angle de Parliament et Wellesley Street. D’après le service des renseignements, c’est ici, au-dessus de la boutique, que sont centralisées les commandes. Sandra gravit une volée de marches et entre sans frapper. Elle trouve une vingtaine de personnes coiffées d’écouteurs et assises devant des ordinateurs. Toutes ont l’air en plein boum, bien qu’il soit à peine 14 heures.
Une femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux blond cendré s’approche d’elle.
— Je peux vous renseigner ?
Sandra se présente en montrant son badge.
— À qui ai-je l’honneur ?
— Danielle Nadas, répond la femme. C’est moi qui dirige cette équipe.
Sandra regarda autour d’elle avec fascination. Si elle a souvent fait appel à Food Food depuis son divorce, elle n’avait aucune idée de ce qui pouvait se trouver au bout du fil (quand on appelle depuis un visiophone, on voit juste s’afficher sur l’écran des réclames pour les spécialités maison).
— J’aimerais consulter le dossier d’un de vos clients.
— Vous connaissez le numéro de téléphone ?
— Neuf-six-sept… chantonne Sandra.
— Je voulais dire, celui du client, rectifie Danielle Nadas en souriant.
Sandra lui tend un bout de papier avec le numéro des Churchill. Danielle Nadas se dirige vers un des terminaux et attire l’attention de l’opérateur d’une tape sur l’épaule. Le jeune homme acquiesce d’un signe de tête et lui cède sa chaise sitôt qu’il a fini d’enregistrer la commande en cours. La chef d’équipe s’assoit alors et entre le numéro.
— Voici, annonce-t-elle en se penchant de côté afin que Sandra voie mieux l’écran.
Rod Churchill a commandé le même plat six mercredis de rang, sauf…
— Il prenait toujours de la sauce allégée, commente Sandra, sauf la dernière fois.
— En effet, constate Danielle Nadas en se penchant à son tour vers l’écran. Mais soit dit entre nous, l’allégée est vraiment infecte. Elle ne contient même pas de jus de viande, juste de la gélatine végétale. Peut-être a-t-il eu envie d’essayer l’autre ?
— À moins qu’un de vos opérateurs n’ait commis une erreur.
— Impossible. Nous partons du principe que les clients renouvellent toujours leur dernière commande – ce qui est vrai neuf fois sur dix. Notre C.R.C. ne recopie la commande que dans le cas où celle-ci est modifiée.
— Votre C.R.C. ?
— Notre chargé de relations avec la clientèle.
Excusez du peu…
— Dans le cas contraire, reprend Danielle Nadas, le C.R.C. tape F2, ce qui équivaut à « répétition ».
— Avez-vous moyen de savoir qui a enregistré cette dernière commande ?
— Bien sûr. C.R.C. 054… C’est Annie Delano.
— Elle est là ?
— C’est elle, là-bas, indique la chef après un coup d’œil circulaire. Avec la queue-de-cheval.
— J’aimerais lui parler.
— Je ne vois pas bien l’intérêt de tout ça…
— L’intérêt, réplique Sandra sans se départir de son calme, c’est que l’homme qui a passé cette commande est mort d’une réaction aux aliments qu’il avait ingérés.
— Mon Dieu ! s’écrie l’autre en plaquant une main sur sa bouche. Je… je vous appelle le directeur.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je voudrais juste dire deux mots à cette jeune personne.
— Bien sûr.
Elle la conduit jusqu’à la table d’Annie Delano. Celle-ci (elle paraît à peine dix-sept ans) vient juste de renouveler une commande, grâce à la touche F2, comme l’a expliqué son chef.
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