— Maintenant, considère chaque signe comme un gène pouvant revêtir vingt-sept valeurs différentes : de A à Z, plus les blancs. Cela signifie qu’il existe 2742 séquences possibles de même longueur. Autrement dit, des flopées. Ce poste, poursuit-il en pianotant, peut générer cent mille séquences aléatoires de quarante-deux caractères par seconde. Mais même ainsi, il te faudrait un temps équivalent à 1012 fois l’âge total de l’univers pour obtenir la phrase que tu viens de taper.
— C’est comme l’histoire des singes et des machines à écrire… Jamais ils ne parviendront à copier l’œuvre de Shakespeare.
— Parce qu’ils tapent au hasard, objecte Sarkar. Tandis que l’évolution n’est pas un processus aveugle, mais cumulatif. Chaque génération améliore la précédente, suivant des critères dictés par l’environnement. Grâce à l’évolution cumulative, tu passes du charabia à la poésie – ou de l’équation au poisson, voire de l’argile pétrie à l’être humain – à une vitesse étonnante.
Il effleure une touche puis désigne l’écran.
— Voici une séquence aléatoire de quarante-deux signes. Mettons que ce soit l’organisme ancestral.
L’écran indique :
000 l qvdrowdeoafacyvsbsswjkhm nttmuxwcocorpos
— Quelques secondes vont suffire à l’ordinateur pour parvenir au résultat escompté.
— Comment ça ?
— À chaque génération, une séquence peut engendrer quarante-deux rejetons. Mais comme dans la vie réelle, chacun présentera un gène – c’est-à-dire, un caractère – modifié. Par exemple, un Y deviendra un X ou un Z, toujours en se déplaçant d’une lettre dans l’alphabet.
— D’accord.
— Parmi ces quarante-deux rejetons, l’ordinateur choisira celui qui lui paraîtra le mieux adapté à son environnement – autrement dit, le plus proche de la phrase de Marlowe. Et c’est celui-ci qui engendrera à son tour la génération suivante. Tu me suis ?
Peter acquiesce.
— Bien. Maintenant, observons l’évolution sur une génération.
Sarkar enfonce une touche et aussitôt, trente-neuf séquences quasi identiques apparaissent sur l’écran. Une seconde plus tard, elles s’effacent toutes, à l’exception d’une seule.
— Voici le modèle le mieux adapté, annonce Sarkar.
000 l qvdrowdeoafacyvsbsswjkhm nttmuxwcocorpos
001 l qvdrowddoafacyvsbsswjkhm nttmuxwcocorpos
— Ce n’est pas évident, reprend Sarkar, mais la deuxième séquence est légèrement plus proche de notre cible que l’original.
— Je ne vois pas ce qui a changé, confesse Peter.
— Le dixième caractère – un E – est devenu un D. Dans la phrase cible, il s’agit d’un U. Selon le principe de l’alphabet circulaire, le D est plus proche du U que le E. Il y a bien eu progrès. Maintenant, nous allons laisser l’expérience se dérouler jusqu’au bout… Voilà, c’est fait.
— Déjà ? s’étonne Peter.
— L’évolution cumulative, te dis-je, exulte Sarkar. Il a fallu deux cent soixante-dix-sept générations pour passer de ce charabia au vers de Marlowe – pour passer du chaos à une structure complexe. Je vais afficher les séquences de trente en trente, en signalant par une majuscule les gènes qui ont atteint leur valeur définitive.
000 l qvdrowdeoafacyvsbsswjkhm nttmuxwcocorpoS
030 l rvErowgcraeaaysscsuwgkhl kStmuxwcocorpNS
060 lzrtErqvgaradcazsqcRxwfkhlAISumsxvcoEprONS
090 mxrtEsrvizrcdfa socRzwdkeMAISumrxvbpEprONS
120 nxttEursixrEdhaaquodR wckdMAISuNrxubpEpsONS
150 nvttExrRixuEbhacqmdR wakdMAISwNOxtbpEpsONS
180 OvvtEyrRjvVEbiadqjdR x kbMAISwNOvtapEpTONS
210 OÙxtE TRlUVE i EqjER x kbMAISwNOvtapEpTONS
240 OÙ SE TROUVE i ENiER z JAMAISwNOvtapEpTONS
270 OÙ SE TROUVE k ENgER À JAMAISyNOvtaRESTONS
— Et voici les cinq dernières générations, annonce Sarkar.
273 OÙ SE TROUVE L ENgER À JAMAISzNOUtaRESTONS
274 OÙ SE TROUVE L ENgER À JAMAIS NOUtaRESTONS
275 OÙ SE TROUVE L ENgER À JAMAIS NOUt RESTONS
276 OÙ SE TROUVE L ENgER À JAMAIS NOUS RESTONS
277 OÙ SE TROUVE L ENFER À JAMAIS NOUS RESTONS
— Impeccable, commente Peter.
— C’est mieux que ça. C’est l’explication de notre présence en ce monde.
— Tu m’étonnes beaucoup. En tant que musulman, je te croyais plutôt créationniste.
— Allons, Peter… Je ne suis pas bête au point de nier la réalité des fossiles. Même si tu ne pratiques pas, tu as été élevé dans la religion chrétienne. Celle-ci prétend que Dieu a créé l’homme à Son image, ce qui est absurde : pourquoi Dieu aurait-Il un nombril ? À mon sens, « créé à Son image » veut dire que c’est Lui qui a fixé les critères de sélection, de telle sorte que nous évoluions vers la forme qui Lui agréait le mieux.
C’est ici que les destins de Peter Hobson et de Sandra Philo convergent, suite à l’assassinat de Hans Larsen. Sandra assemble le puzzle de ses souvenirs, tout en y intégrant ceux de Peter…
Assise derrière son bureau, l’inspecteur Alexandria Philo a le regard dans le vague.
La relève aura lieu d’ici à une demi-heure mais elle n’est pas pressée de rentrer chez elle. Depuis leur séparation – il y a déjà quatre mois –, elle partage la garde de leur fille avec Walter. Lorsque Cayley se trouve chez son père, comme c’est le cas cette semaine, la maison lui paraît bien vaste.
Et si elle prenait un animal de compagnie – un chat ? Un être vivant qui lui ferait fête à son retour. Mais non : elle est allergique aux chats. Pour avoir tout le temps les yeux rouges et le nez qui coule, merci bien… Si elle a rompu avec Walter, c’est justement pour éviter ce phénomène.
Étudiante, Sandra vivait chez ses parents et elle s’est mariée sitôt son diplôme en poche. À trente-six ans, elle se retrouve seule pour la première fois de sa vie.
Et si elle faisait un saut à la salle de gym ? Elle examine ses cuisses d’un œil critique. Mieux vaut ça que de s’abrutir devant la télé…
— Sandra ?
Elle relève la tête et découvre Gary Kinoshita derrière son bureau, un dossier à la main. Kinoshita présente un léger embonpoint – normal, à presque soixante ans – et un casque de cheveux gris taillés à ras.
— Oui ?
— Un cas pour toi. On vient juste de nous le signaler. Je sais que c’est bientôt l’heure de la relève, mais Rosenberg et Macavan sont débordés. Ça ne t’ennuie pas ?
Sandra tend la main pour récupérer le dossier. Encore mieux que la salle de gym, pense-t-elle. Ses cuisses attendront.
— C’est un peu… sordide, la prévient Kinoshita.
Sandra ouvre le dossier et survole la transcription du message radio de l’officier de police arrivé le premier sur les lieux.
— Oh ! fait-elle.
— Il y a déjà deux flics sur place. Ils t’attendent.
Elle se lève, rajuste son holster puis enfile un blazer vert amande assorti à son chemisier, prête à faire son affaire du deux cent douzième homicide enregistré sur l’agglomération de Toronto depuis le début de l’année.
Il ne lui faut pas longtemps pour se rendre sur les lieux. 137, Friartuck Way… Ces nouvelles rues ont des noms d’un ridicule ! Selon son habitude, elle accorde une attention toute particulière au voisinage avant d’entrer. Un décor typiquement petit-bourgeois (néo-petit-bourgeois, pour être précis) : un alignement de minuscules maisons en brique rouge, tellement serrées qu’on aurait du mal à se faufiler entre elles. Des jardinets à peine plus larges qu’une allée, menant à des garages à deux places. Des boîtes aux lettres aux carrefours. Des parcelles de gazon de la taille d’un timbre-poste, plantées d’arbres étiques.
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