— Ah ?
— Tu étais à la conférence de Life Unlimited avec Cathy. Qu’est-ce que tu en as pensé ?
— Ils ont des commerciaux hors pair.
— Mais du procédé lui-même ? Toi qui es ingénieur, crois-tu que ça puisse marcher ?
— Il paraît que la reine Élisabeth se l’est offert – je l’ai entendu dire par un humoriste. Parce que le seul moyen de sauver la monarchie était d’empêcher qu’un de ses enfants monte jamais sur le trône.
Colin se fend d’un rire poli mais son regard exprime qu’il espérait une réponse sérieuse. Peter attaque son sandwich avant de lui donner satisfaction.
— Franchement, je n’en sais rien. Le postulat de départ – les cinq causes de vieillissement et de la mort naturelle – est valable. En premier lieu, on distingue la théorie stochastique qui considère notre corps comme une machine complexe, vouée à une usure inévitable. Deuxièmement, le phénomène de Hayflick : il semble que les cellules humaines ne puissent pas se diviser plus d’une cinquantaine de fois. Troisièmement, l’hypothèse de la bavure : chaque fois que l’A.D.N. se duplique, il se glisse des erreurs dans la copie. À force, celle-ci devient si mauvaise qu’elle ne veut plus rien dire… Et c’est ça qui t’envoie bouffer les pissenlits par la racine. En quatre vient la théorie des déchets toxiques : quelque chose – les radicaux libres ? – minerait ton corps de l’intérieur. Enfin, l’hypothèse de l’auto-immunité : les défenses naturelles de l’organisme deviendraient folles et détruiraient les cellules saines.
— Et personne ne sait laquelle est la bonne ?
— Oh ! J’imagine qu’elles le sont toutes à des degrés divers. Mais dans la mesure où les « nounous » – c’est comme ça qu’ils les appellent ? – de Life Unlimited combattent sur les cinq fronts à la fois, je dirais qu’il y a de bonnes chances pour que ça marche. Mais pour en juger, il faudrait avoir quelques siècles de recul.
— Donc, tu penses que ça peut être un bon investissement ?
— À première vue, oui. Mais à supposer que le paradis existe, ce serait dommage de s’en priver.
— Je ne te savais pas aussi préoccupé de religion, Peter, observe Colin.
— Pardon, fait Peter en se concentrant sur la fin de son sandwich. C’est juste une idée qui me traversait l’esprit.
— Qu’est-ce que Cathy a pensé de Life Unlimited ?
— Elle n’a pas paru très intéressée.
— Ah bon ? Pour ma part, je trouve ça fabuleux. J’ai très envie d’essayer.
— Cela coûte une fortune, fait remarquer Peter. Tu as détourné des fonds de ta banque ?
— Pas autant. Mais pour ça, je suis prêt à casser ma tirelire.
Il faut encore trois semaines à Peter pour recueillir de nouvelles preuves de la présence de « l’onde vitale ». Le premier enregistrement a lieu au service des soins intensifs du Carlson’s Hospital – là où il a fait la connaissance de Peggy Fennell. Cette fois, le sujet est un certain Gustav Reichhold, un homme à peine plus âgé que lui. Hospitalisé pour des complications liées au sida, il a opté pour un suicide médicalement assisté.
Le second enregistrement ne peut avoir lieu au même endroit, pour éviter que des détracteurs n’assimilent l’onde vitale à un vulgaire phénomène électrique, dû à la proximité d’une ligne à haute tension ou à un traitement particulier à cet établissement. Pour recruter des volontaires, Peter a diffusé l’annonce suivante sur le Net :
Recherche personnes grièvement blessées ou malades en phase terminale pour tester nouvel appareil de monitoring biomédical. Secteur : Ontario sud. Rémunération : 10 000 $ CDN. Discrétion assurée. Adresser propositions à Hobson Monitoring (Net : HOBMON).
À relire son annonce, Peter ressent comme de la gêne : comme tout cela est froid ! À moins que sa réaction n’ait quelque chose à voir avec le montant de la rétribution… Quoi qu’il en soit, elle n’est pas parue depuis deux jours que Peter a déjà reçu quatorze propositions. Il arrête son choix sur un garçon de douze ans mourant de leucémie, autant pour des raisons affectives que dans le souci d’élargir son échantillon. La famille du jeune garçon – originaire d’Ouganda – s’est ruinée pour l’amener au Canada, dans l’espoir de le sauver. Au moins, cet argent l’aidera à régler une partie des frais médicaux.
À la réflexion, il lui semble que ses précédents sujets d’expérience méritent une compensation équivalente, aussi verse-t-il dix mille dollars sur la succession de Gustav Reichhold. Peggy Fennell étant morte sans héritier, il fait un don en son nom à l’Association canadienne des malades du diabète. Bientôt, des scientifiques du monde entier vont s’efforcer de reproduire ses expériences, aussi lui paraît-il juste de créer un précédent en rétribuant généreusement ses sujets.
Les trois enregistrements montrent le même minuscule champ électrique quittant le corps au moment précis de la mort. Pour être sûr que ses premiers résultats ne provenaient pas d’une défaillance technique, il a enregistré la mort du jeune garçon à l’aide d’un appareil différent, doté de composants dernier cri.
Durant le même laps de temps, il a également testé son super-EEG sur les cent dix-neuf employés de Hobson Monitoring. Fort heureusement, il n’y avait aucun mourant parmi eux… Pour Peter, il s’agissait avant tout de s’assurer que l’onde vitale n’était pas due à un sursaut d’agonie du cerveau mais qu’elle était également présente chez des personnes en bonne santé.
Sa « signature » est reconnaissable entre toutes. Sa fréquence, beaucoup plus élevée que celle d’une activité cérébrale normale, lui évite d’être noyée dans la masse des autres signaux, ce malgré son faible voltage. Peter n’a eu aucun mal à l’isoler chez ses employés. Pourtant – détail amusant – il a dû s’y reprendre à plusieurs fois avant de la localiser chez l’avocat de la société, Caleb Martin.
Cela étant, ledit Caleb Martin s’est démené comme un beau diable pour faire breveter tous les composants du super-EEG aussi bien au Canada qu’aux États-Unis, au Japon, dans la Communauté européenne et le Commonwealth des États indépendants. D’autre part, l’usine coréenne sous-traitant pour le compte de Hobson Monitoring a ouvert une nouvelle chaîne de fabrication pour le super-EEG.
Il sera bientôt temps de révéler au public l’existence de l’onde vitale.
Peter se revoit bizut, enfilant des vêtements à des animaux. Il s’approche d’une des vaches et lui flatte l’encolure. Cela faisait des années qu’il n’avait pas eu de contact avec ces bestiaux. S’il a grandi à Regina, il a des parents éleveurs dans le Saskatchewan. Enfant, il passait toujours une partie des vacances d’été chez eux.
Comme toutes les vaches, celle-ci a de grands yeux bruns et un mufle humide. Voyant qu’elle ne bronche pas, Peter fixe sans plus de cérémonie le casque sur son crâne massif. La bête meugle, moins pour protester que de surprise. Son souffle empeste.
— C’est bon, doc ? demande le chef des bouchers.
Peter jette un regard peiné à la vache.
— C’est bon.
Normalement, on assomme le bétail à l’aide d’une décharge avant de le tuer. Cette méthode risquant d’endommager le scanner, cette vache sera asphyxiée avec du gaz carbonique avant d’être pendue puis égorgée. Peter a assisté à nombre d’opérations chirurgicales, mais celles-ci étaient destinées à guérir. Contre toute attente, la mise à mort de la vache le bouleverse et quand le chef boucher l’invite à rester pour l’abattage du reste du troupeau, il ne se sent pas le courage d’accepter. Le temps de récupérer son matériel, de s’excuser du dérangement puis il regagne dare-dare son bureau.
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