Cordwainer Smith - Le Jeu du Rat et du Dragon
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- Название:Le Jeu du Rat et du Dragon
- Автор:
- Издательство:OPTA
- Жанр:
- Год:1965
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Le Jeu du Rat et du Dragon
par Cordwainer Smith
La table de Jeu
C’était un dur métier que d’être Boute-Lumière. Furieux, Underhill referma la porte derrière lui. Cela ne servait à rien de porter un uniforme et de ressembler à un soldat si les gens ne vous savaient pas gré de ce que vous faisiez.
Il s’assit dans le fauteuil, laissa reposer sa nuque sur l’appuie-tête et abaissa le casque sur son front.
Tout en attendant que le tableau de projection s’allume, il se remémora la fille, dans le couloir. Elle l’avait regardé avec mépris. « Miaou. » Elle n’avait dit que cela. Mais ç’avait été pour lui comme la blessure d’un couteau.
Pour qui le prenait-elle ? Pour un fou, un incapable, un être inerte porteur d’uniforme ? Ne savait-elle pas que, pour chaque demi-heure de Boute-Lumière, il lui fallait passer au moins deux mois de repos dans un hôpital ?
À présent, le tableau s’allumait. Autour de lui, il perçut les profondeurs de l’espace et l’immensité de la cage cubique, pleine de néant, où il se trouvait. Au sein de ce néant, il pouvait sentir l’horreur insondable de l’espace et découvrir cette terrible anxiété qui envahissait son esprit, quand il rencontrait la plus infime trace de poussière inerte.
Comme il se détendait, la solidité rassurante du Soleil, la ronde familière des planètes et de la Lune résonnèrent en lui. Notre système solaire était aussi simple et charmant qu’une ancienne pendule à coucou pleine de cliquetis et de bruits rassurants. Les étranges petites lunes de Mars tournaient autour de la planète comme des souris affolées et, pourtant, la régularité de leur mouvement était l’assurance du bon fonctionnement de toutes choses. Loin au-dessus du plan de l’écliptique, il pouvait déceler la présence d’une demi-tonne de poussière qui dérivait hors des voies de passage humaines.
Là, il n’y avait rien à combattre, l’esprit ne devait rien affronter. L’âme ne risquait pas d’être arrachée au corps, ses racines perdant un effluve aussi tangible que du sang.
Rien ne changeait jamais dans le système solaire. Il aurait pu manœuvrer sans cesse le tableau sans être rien de plus qu’un astronome télépathe, un homme capable de percevoir la douce protection du Soleil dont la chaleur pénétrait son esprit.
Woodley entra.
— « Toujours ce même tic-tac régulier du monde, » dit Underhill. « Rien à signaler. Ce n’est pas étonnant que le tableau de projection n’ait pas été mis au point avant le planoforme. Ici, avec la chaleur du soleil autour de soi, on se sent bien, en sûreté. On peut sentir tourner chaque chose. C’est beau, élégant, solide. Comme lorsqu’on se repose devant sa maison. »
Woodley eut un grognement. Il n’appréciait guère les envolées de l’imagination.
Imperturbable, Underhill poursuivit : « Il devait faire bon être un Homme Ancien. Je me demande pourquoi ils ont calciné leur monde avec cette guerre. Ils n’avaient pas besoin de planoformer. Ils n’avaient pas besoin d’aller gagner leur vie entre les étoiles. Ils n’avaient pas besoin de traquer les Rats ni de participer au Jeu. Ils n’avaient pas inventé le Boute-Lumière car ils n’en avaient pas besoin. N’est-ce pas, Woodley ? »
Woodley grogna : « Honhon. » Woodley avait vingt-six ans et il se retirerait dans un an. Il possédait déjà sa ferme. Il avait passé dix ans à ce dur travail de Boute-Lumière avec les meilleurs d’entre eux. Il avait gardé l’esprit sain en ne pensant pas trop à son métier, en affrontant le choc là où il devait l’affronter, sans trop réfléchir à ses devoirs entre deux alertes.
Woodley ne s’était jamais soucié d’être populaire au sein des Partenaires. Nul d’entre eux ne l’aimait vraiment. Certains, même, le détestaient. On le soupçonnait d’avoir eu, à l’occasion, de vilaines pensées envers ses Partenaires mais, puisque aucun d’eux n’avait jamais formulé clairement de plainte à son égard, les Boute-Lumière et les Chefs des Instruments le laissaient en paix.
Underhill était encore enthousiasmé par leur tâche. Il poursuivit gaiement : « Que se passe-t-il lorsque nous planoformons ? Penses-tu que cela ressemble à la mort ? As-tu déjà vu quelqu’un dont l’âme avait été arrachée ? »
— « Âme arrachée n’est qu’une façon de parler, » dit Woodley. « Après tant d’années, nul ne peut dire si nous avons une âme. »
— « Mais j’ai vu quelqu’un à qui c’était arrivé. J’ai vu à quoi ressemblait Dogwood lorsqu’il s’est scindé. C’était bizarre. Il semblait humide et visqueux, comme s’il saignait. Cela suintait. Et sais-tu ce qu’ils lui ont fait, à Dogwood ? Ils l’ont emmené dans cette partie de l’hôpital où nous n’allons jamais, toi et moi. Tout en haut, là où sont les autres, ceux qui vivent encore après que les Rats et le Grand Extérieur se sont emparé d’eux. »
Woodley s’assit et alluma une vieille pipe. Il y brûlait quelque chose que l’on appelait tabac. C’était une manie assez dégoûtante qui lui conférait pourtant une allure élégante et audacieuse.
— « Écoute, jeunot. Ne t’en fais pas pour tout cela. Le Boute-Lumière s’améliore sans cesse. Les Partenaires aussi s’améliorent. Je les ai vus bouter la lumière en une milliseconde et demie sur deux Rats séparés par soixante millions de kilomètres. Tant que les gens devaient diriger eux-mêmes les tableaux de projection, il restait un risque pour que, avec une marge de quatre cents millisecondes, l’esprit humain ne pût réussir à bouter une lumière et à chasser les Rats assez vite pour sauver les vaisseaux en train de planoformer. Mais les Partenaires ont changé tout cela. Lorsqu’ils interviennent, ils sont plus rapides que les Rats. Et ils le seront toujours. Je sais bien qu’il n’est pas facile de laisser un Partenaire partager votre esprit…»
— « Ce n’est pas plus facile pour eux, » dit Underhill.
— « Ne te fais pas de souci pour eux. Ils ne sont pas humains. Laisse-les s’occuper d’eux-mêmes. J’ai vu plus de Boute-Lumière devenus fous à cause des Partenaires qu’à cause des Rats. Combien ont été pris par les Rats, selon toi ? »
Underhill regarda ses doigts. Ils brillaient, verts et pourpres dans la clarté crue du tableau. Il compta. Le pouce pour l’Andromède, perdu avec son équipage et tous ses passagers ; l’index et le majeur pour les vaisseaux de secours 43 et 56, retrouvés avec leurs tableaux grillés et chaque homme, femme ou enfant du bord mort ou dément ; l’annulaire, le petit doigt et le pouce de la seconde main pour les trois premiers navires de guerre détruits par les Rats, perdus tandis que les gens réalisaient qu’il y avait quelque chose, là-bas, dans l’inter-espace, quelque chose de vivant, capricieux et méchant.
Le planoforme était étrange. C’était comme…
Comme rien.
Comme la secousse d’un faible courant électrique.
Comme le premier élancement d’une dent malade.
Comme la douleur légère d’un éclair dans les yeux.
Pourtant, en ce laps de temps, un vaisseau de quarante mille tonnes quittait la Terre, passait de quelque façon dans un univers à deux dimensions, puis réapparaissait à une demi-année-lumière de distance, ou à cinquante.
Et lui, à un moment donné, était installé dans la Salle de Combat, le tableau prêt, avec tout le système solaire si familier qui cliquetait dans sa tête. Pendant une seconde ou une année (il n’avait jamais pu dire combien cela durait, subjectivement) l’étonnant petit éclair le traversait et il se retrouvait dans le Grand Extérieur. L’espace terrible ouvert entre les étoiles, où les étoiles elles-mêmes étaient comme autant de boutons dans son esprit télépathe et les planètes trop lointaines pour qu’il pût les sentir ou les déceler.
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