Ses regrets paraissent fondés. Et les doutes ne sont plus permis. À côté de la guerre que l’armée livrait aux indépendantistes algériens, le pouvoir politique a bien ordonné la mise en œuvre par les services secrets d’une stratégie de contre-terrorisme ciblant notamment des représentants du FLN et les trafiquants d’armes qui les approvisionnaient.
Combien de personnes ont été victimes de ces assassinats ciblés ? Faute de documents et d’archives probants, il est difficile de donner un décompte exhaustif. Constantin Melnik a parlé de près de cent quarante victimes pour la seule année 1960. Au total, le bilan dépasserait les deux cents exécutions. Ce chiffre m’a été confirmé par d’anciens membres du Service Action, qui se souviennent que le bilan de ces « faits d’armes » était régulièrement évoqué lorsqu’ils s’entraînaient dans les centres de Cercottes, près d’Orléans, ou de Perpignan [23] Entretiens avec d’anciens agents du SA, juin 2012-décembre 2013.
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D’anciens tueurs, que j’ai pu rencontrer, sont même allés plus loin : le récit qu’ils m’ont fait de certaines de leurs opérations atteste leur caractère répété et planifié. « Les opérations Homo étaient décidées à Matignon, qui transmettait les consignes au SDECE. Mais c’est Jacques Foccart, à l’Élysée, qui tirait les ficelles [24] Entretien avec l’auteur, 9 mai 2012. Raymond Muelle est décédé le 10 novembre 2013. Voir aussi le chapitre suivant.
», m’a ainsi expliqué, en 2012, Raymond Muelle, un des ex-cadres du SA, qui a lui-même participé à plusieurs de ces exécutions.
Objectif : semer la terreur
Le contexte de l’époque est exceptionnel. Avant que le général de Gaulle ne revienne au pouvoir, en mai 1958, les gouvernements de la IV e République paraissent tétanisés face à la montée des « événements » en Algérie, où la guerre et les attentats font rage. Aux moyens classiques des armées s’ajoute rapidement l’emploi intensif du 11 e Choc, le bras armé du SDECE, dont la devise est « Qui ose gagne ». Fondé en 1946, installé à Mont-Louis, dans les Pyrénées, à Perpignan et à Collioure, ce « bataillon de choc aéroporté », dit 11 e Choc, rebaptisé ensuite 11 e demi-brigade parachutiste de choc, a déjà œuvré en Indochine. Il y fournissait notamment des cadres au Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA), rompus à la contre-insurrection. Il est dirigé d’une main de fer par le lieutenant-colonel François Decorse. « C’était un polytechnicien brillant, se souvient Jean Prévot, l’un de ses membres, parachutiste passé par le GCMA. Nous l’appelions de son nom de code, Anatole. Il était très charismatique et très inventif en matière d’opérations [25] Entretien avec l’auteur, 17 juillet 2012.
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Dès la fin de 1954, le 11 e Choc, véritable force spéciale, est déployé en Algérie au sein du Groupement de marche n o 11, composé de cinq cents hommes très actifs dans les opérations de « pacification » en Kabylie. Un Groupement léger d’intervention (GLI), commando spécial d’une quarantaine d’hommes dirigé par le capitaine René Krotoff, est créé. Cet ancien patron du centre d’instruction du SDECE à Cercottes sera tué dans une embuscade en mars 1956. Le 11 e Choc installe également des antennes spécialisées dans plusieurs villes. Son but : semer la terreur dans les rangs du FLN. En effet, les « paras » du SDECE sont chargés de mener une contre-guérilla « non conventionnelle ». Ils envoient des commandos dans les zones frontalières, voire dans les pays voisins, infiltrent des réseaux, coupent les voies de communication, conduisent des missions Arma visant à anéantir des dépôts d’armes, mais aussi des opérations Homo et d’autres attentats [26] Voir Erwan Bergot, Commandos de choc « Algérie ». Le dossier rouge , Grasset, 1981 ; et Roger Faligot et Pascal Krop, La Piscine. Les services secrets français, 1944–1984 , Seuil, 1985, p. 165–170.
. Par exemple, un poste de radio piégé par le SDECE est parachuté, le 15 mars 1956, dans une région des Aurès contrôlée par le chef FLN Mostefa Ben Boulaïd. Ce dernier récupère l’engin, qui explose quelques jours plus tard lorsqu’on tente de l’allumer, provoquant la mort de Ben Boulaïd et de trois opérateurs. « On nous a également missionnés pour détruire le PC de la wilaya [région] IV, et nous avons mené ce combat avec succès durant un mois », explique Jean Prévot. Tous les hommes défendant ce PC sont tués.
Pleins pouvoirs et manipulations
Début 1957, lors de la « bataille d’Alger », les parachutistes du général Jacques Massu, qui ont obtenu les pleins pouvoirs de police, reprennent en main la capitale. Les équipes de Paul Aussaresses, cofondateur du 11 e Choc, multiplient les arrestations, les actes de torture et les exécutions sommaires. « Il était rare que les prisonniers interrogés la nuit se trouvent encore vivants au petit matin. Qu’ils aient parlé ou pas, ils étaient en général neutralisés [27] Voir Général Aussaresses, Services spéciaux. Algérie 1955–1957 , Perrin, 2001, p. 153.
», avouera le général Aussaresses. Le SDECE est, lui aussi, mobilisé. Le général Raoul Salan, commandant en chef des forces françaises en Algérie depuis fin 1956, crée un Centre de coordination interarmées (CCI) qui supervise les questions de renseignement. En son sein, une section A est chargée des opérations sous la houlette du lieutenant-colonel Decorse. Le 11 e Choc est donc sous double commande : celle du SA du SDECE, dirigé par le colonel Robert Roussillat, et celle de la section A du général Salan.
Parmi les équipes du 11 e Choc figure notamment un jeune lieutenant de vingt-six ans, Alain de Gaigneron de Marolles, futur patron du SA sous l’ère Giscard. En Algérie, en 1957, il s’occupe de l’opération Olivier, qui vise à soutenir un maquis anti-FLN. Le SDECE mise sur le chef indépendantiste dissident Mohammed Bellounis, lequel, au sein du MNA (Mouvement national algérien), livre une guerre farouche contre le tout-puissant FLN [28] Voir Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer, Histoire politique des services secrets français. De la Seconde Guerre mondiale à nos jours , La Découverte, 2012, p. 185 sq .
. Les débuts sont prometteurs, avec des ralliements massifs de maquisards. Mais le FLN reprend l’offensive. Il tend aux groupes du MNA des embuscades meurtrières au cours desquelles plusieurs officiers du 11 e Choc sont tués. Devenu de plus en plus embarrassant pour le SDECE, Bellounis est finalement abandonné par les Français. « Mettez fin à l’expérience Bellounis », ordonne le général Salan à ses parachutistes. Le dissident meurt au combat le 14 juillet 1958. Avec lui disparaît le plan des services secrets visant à créer une « troisième force ». Une autre tentative sera menée en 1960 par le SA, en lien avec l’Élysée : elle a pour objectif de manipuler le Front algérien d’action démocratique (FAAD), mais s’achève en octobre 1961 par un brutal lâchage français et par un bain de sang dans les rangs des militants du FAAD, dont la plupart sont exécutés par le FLN.
Malgré certains échecs, le bilan du 11 e Choc en Algérie n’est pas négligeable, selon Raymond Muelle. « De 1958 à 1960, résume-t-il, de très nombreuses opérations ont été menées à bien : destructions de postes radio, de dépôts d’armes et de locaux ; minages d’itinéraires ; attaques de formations ; manipulations de ralliés ; intoxications ; neutralisations d’individus. Elles ont été exécutées soit à la demande des autorités, soit avec leur accord sur proposition de la section Action. Quelques-unes [les opérations Homo] ont été confiées à la section A et menées sur le territoire algérien [29] Voir Raymond Muelle, « Le 11 e Choc pendant la guerre d’Algérie », in Les Forces spéciales : concept et histoire , actes du colloque du Centre d’études d’histoire de la défense, 11 et 12 juin 2001, Cahiers du CEHD, 2007.
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