J.-C.C. :Le collectionneur brésilien José Mindlin, qui a constitué un ensemble unique autour de ce qu’on appelle les Americana, a fait construire toute une maison pour ses livres. Il a créé une fondation, de manière que le gouvernement brésilien entretienne sa bibliothèque après sa mort. Beaucoup plus modestement, j’ai deux petites collections auxquelles j’aimerais faire un sort particulier. L’une d’elles est unique au monde, je crois. C’est celle qui rassemble des contes et légendes, des récits fondateurs de tous les pays. Ce n’est pas une collection de livres précieux au sens bibliophilique du terme. Ces récits sont anonymes, les éditions sont souvent banales et les exemplaires parfois fatigués. J’aimerais léguer cet ensemble de trois ou quatre mille volumes à un musée des arts populaires ou à une bibliothèque spécialisée. Je n’ai pas encore trouvé.
La seconde collection à laquelle je voudrais réserver un sort particulier (mais je ne sais lequel), est celle que j’ai constituée avec ma femme. Elle concerne, je l’ai déjà évoqué ici, le « voyage en Perse » depuis le XVI e siècle. Peut-être notre fille s’y intéressera-t-elle un jour.
U.E. :Mes enfants n’ont pas l’air d’être intéressés. Mon fils aime l’idée que je possède la première édition de l’ Ulysse de Joyce et ma fille consulte souvent mon herbier de Mattioli du XVI e siècle, mais c’est tout. D’ailleurs je suis devenu un véritable bibliophile seulement à partir de mes cinquante ans.
J.-P. de T. : Craignez-vous l’un et l’autre les voleurs ?
J.-C.C. :On m’a un jour volé un livre, et pas n’importe lequel, l’original de La Philosophie dans le boudoir de Sade. Je crois savoir qui était le voleur. C’était au cours d’un déménagement. Je n’ai jamais pu le retrouver.
U.E. :C’est quelqu’un qui connaissait le métier qui est passé par là. Les plus dangereux sont les voleurs bibliophiles, ceux qui volent un seul livre. Les libraires finissent par identifier ces clients cleptomanes et les signalent à leurs confrères. Les voleurs normaux ne sont pas dangereux pour le collectionneur. Imaginons que de pauvres cambrioleurs s’aventurent à dérober ma collection. Il leur faudrait deux nuits pour mettre tous les livres en caisse, et un camion pour les transporter.
Ensuite (si le lot complet n’est pas acheté par Arsène Lupin qui l’aura dissimulé dans l’Aiguille creuse), les bouquinistes leur en donneraient une misère, et seulement les marchands sans scrupules, parce qu’il apparaîtrait évident qu’il s’agirait de marchandises volées. D’ailleurs un bon collectionneur fait pour chaque livre rare une fiche ou on décrit même les défauts et tout autre signe d’identification, et il y a une section de la police spécialisée dans le vol des œuvres d’art et des livres. En Italie, par exemple, elle est particulièrement efficace, ayant acquis ses compétences à l’époque où il s’agissait de retrouver des œuvres d’art disparues pendant la guerre. Et enfin, si le voleur décide de ne prendre que trois livres, il va certainement se tromper en prenant les formats les plus imposants, ou ceux qui ont la reliure la plus belle, pensant que ce sont ceux qui sont les plus chers, tandis que le livre plus rare est peut-être si petit qu’on ne le remarque pas.
Le risque majeur est celui de la personne envoyée spécialement par un collectionneur fou qui sait que vous possédez ce livre-là et qui le veut absolument, même au prix d’un vol. Mais il faudrait que vous possédiez le Folio de Shakespeare de 1623, autrement cela ne vaut pas la peine de prendre autant de risques.
J.-C.C. :Vous savez qu’il existe des « antiquaires » qui présentent des catalogues de meubles anciens, lesquels se trouvent encore chez leur propriétaire. Si vous êtes intéressé, ils organisent le vol, et uniquement de ce meuble-là. Mais en général je rejoins ce que vous avez dit. J’ai été cambriolé une fois. Les voleurs ont pris la télé, un appareil radio, je ne sais plus quoi, mais pas un seul livre. Ils ont volé pour dix mille euros, alors qu’en prenant un seul livre, ils partaient avec cinq ou dix fois cette somme. Nous sommes donc protégés par l’ignorance.
J.-P. de T. : J’imagine que tout collectionneur de livres garde quelque part en lui la hantise du feu ?
U.E. :Oh oui ! Et c’est pour cette raison que je paie une somme considérable pour faire assurer ma collection. Ce n’est pas par hasard si j’ai écrit un roman sur une bibliothèque qui brûle. J’ai toujours peur que ma maison ne brûle. Et je sais aujourd’hui pourquoi. L’appartement que j’ai habité entre trois et dix ans était situé sous celui du capitaine des pompiers de ma ville. Très souvent, parfois plusieurs fois par semaine, un incendie se déclarait en pleine nuit et les pompiers, précédés de leur sirène, venaient arracher leur capitaine à son sommeil. Je me réveillais en entendant le bruit de ses bottes dans l’escalier. Le jour suivant, sa femme racontait à ma mère tous les détails de la tragédie… Vous comprenez pourquoi mon enfance a été obsédée par la menace du feu.
J.-P. de T. : J’aimerais revenir à ce que sera le destin de vos collections patiemment rassemblées…
J.-C.C. :Je peux imaginer que ma femme et mes filles vendront ma collection, en tout ou partie, pour payer des droits de succession, par exemple. Ce n’est pas une pensée triste, au contraire : lorsque des livres anciens reviennent sur le marché, ils se dispersent, ils vont ailleurs, ils font des heureux, ils entretiennent la passion bibliophilique. Vous vous souvenez certainement du colonel Sickels, ce riche collectionneur américain qui avait la plus extraordinaire collection de littérature française des XIX eet XX e siècles qu’on puisse imaginer. Il a vendu à Drouot sa collection de son vivant. La vente a duré quinze jours. Je l’ai rencontré après cette vente mémorable. Il n’avait pas de regrets. Il était même fier d’avoir enflammé pendant deux semaines quelques centaines de vrais amateurs.
U.E. :Mon sujet est tellement particulier que je ne sais pas exactement qui ma collection pourrait réellement intéresser. Je ne voudrais pas que mes livres finissent dans les mains d’un occultiste qui, forcément, s’y attacherait, mais pour d’autres raisons. Peut-être ma collection sera-t-elle achetée par les Chinois ? J’ai reçu un numéro de la revue Semiotica , éditée aux Etats-Unis et consacrée à la sémiotique en Chine. Les citations de mes ouvrages y sont plus nombreuses que dans nos ouvrages spécialisés. Peut-être ma collection intéressera-t-elle un jour, plus que d’autres, des chercheurs chinois qui voudront comprendre toutes les folies de l’Occident.
Entretiens sur la fin des temps, avec Jean-Claude Carrière, Jean Delumeau, Umberto Eco, Stephen Jay Gould, réalisés par Catherine David, Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, Pocket, 1999.
La Mort et l’Immortalité, Encyclopédie des savoirs et des croyances, sous la dir. de Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, Bayard, 2004.