Jonathan Swift - Les Voyages De Gulliver

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Qui ne connaît pas les voyages de Gulliver aux pays des hommes minuscules – Lilliput – au pays des géants – Brobdingnag – à l'île volante de Laputa ou au pays des chevaux intelligents – les Houyhnhnms. Au delà de la poésie et de la beauté de l'imaginaire, Swift nous propose une réflexion profonde, mais pessimiste, sur la société et la politique de son temps.

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Quand j’eus achevé mes longs discours, Sa Majesté, dans une sixième audience, examinant ses extraits, me proposa plusieurs doutes et de fortes objections sur chaque article. Elle me demanda d’abord quels étaient les moyens ordinaires de cultiver l’esprit de notre jeune noblesse; quelles mesures l’on prenait quand une maison noble venait à s’éteindre, ce qui devait arriver de temps en temps; quelles qualités étaient nécessaires à ceux qui devaient être créés nouveaux pairs; si le caprice du prince, une somme d’argent donnée à propos à une dame de la cour et à un favori, ou le dessein de fortifier un parti opposé au bien public, n’étaient jamais les motifs de ces promotions; quel degré de science les pairs avaient dans les lois de leur pays, et comment ils devenaient capables de décider en dernier ressort des droits de leurs compatriotes; s’ils étaient toujours exempts d’avarice et de préjugés; si ces saints évêques dont j’avais parlé parvenaient toujours à ce haut rang par leur science dans les matières théologiques et par la sainteté de leur vie; s’ils n’avaient jamais intrigué lorsqu’ils n’étaient que de simples prêtres; s’ils n’avaient pas été quelquefois les aumôniers d’un pair par le moyen duquel ils étaient parvenus à l’évêché, et si, dans ce cas, ils ne suivaient pas toujours aveuglément l’avis du pair et ne servaient pas sa passion ou son préjugé dans l’assemblée du Parlement.

Il voulut savoir comment on s’y prenait pour l’élection de ceux que j’avais appelés députés des communes ; si un inconnu, avec une bourse bien remplie d’or, ne pouvait pas quelquefois gagner le suffrage des électeurs à force d’argent, se faire préférer à leur propre seigneur ou aux plus considérables et aux plus distingués de la noblesse dans le voisinage; pourquoi on avait une si violente passion d’être élu pour l’assemblée du Parlement, puisque cette élection était l’occasion d’une très grande dépense et ne rendait rien; qu’il fallait donc que ces élus fussent des hommes d’un désintéressement parfait et d’une vertu éminente et héroïque, ou bien qu’ils comptassent d’être indemnisés et remboursés avec usure par le prince et par ses ministres, en leur sacrifiant le bien public. Sa Majesté me proposa sur cet article des difficultés insurmontables, que la prudence ne me permet pas de répéter.

Sur ce que je lui avais dit de nos cours de justice , Sa Majesté voulut être éclairée touchant plusieurs articles. J’étais assez en état de la satisfaire, ayant été autrefois presque ruiné par un long procès de la chancellerie, qui fut néanmoins jugé en ma faveur, et que je gagnai même avec les dépens. Il me demanda combien de temps on employait ordinairement à mettre une affaire en état d’être jugée; s’il en coûtait beaucoup pour plaider; si les avocats avaient la liberté de défendre des causes évidemment injustes; si l’on n’avait jamais remarqué que l’esprit de parti et de religion eût fait pencher la balance; si ces avocats avaient quelque connaissance des premiers principes et des lois générales de l’équité, s’ils ne se contentaient pas de savoir les lois arbitraires et les coutumes locales du pays; si eux et les juges avaient le droit d’interpréter à leur gré et de commenter les lois; si les plaidoyers et les arrêts n’étaient pas quelquefois contraires les uns aux autres dans la même espèce.

Ensuite, il s’attacha à me questionner sur l’administration des finances, et me dit qu’il croyait que je m’étais mépris sur cet article, parce que je n’avais fait monter les impôts qu’à cinq ou six millions par an; que cependant la dépense de l’État allait beaucoup plus loin et excédait beaucoup la recette.

Il ne pouvait, disait-il, concevoir comment un royaume osait dépenser au delà de son revenu et manger son bien comme un particulier. Il me demanda quels étaient nos créanciers, et où nous trouverions de quoi les payer, si nous gardions à leur égard les lois de la nature, de la raison et de l’équité. Il était étonné du détail que je lui avais fait de nos guerres et des frais excessifs qu’elles exigeaient. Il fallait certainement, disait-il, que nous fussions un peuple bien inquiet et bien querelleur, ou que nous eussions de bien mauvais voisins. «Qu’avez-vous à démêler, ajoutait-il, hors de vos îles? Devez-vous y avoir d’autres affaires que celles de votre commerce? Devez-vous songer à faire des conquêtes, et ne vous suffit-il pas de bien garder vos ports et vos côtes?» Ce qui l’étonna fort, ce fut d’apprendre que nous entretenions une armée dans le sein de la paix et au milieu d’un peuple libre. Il dit que si nous étions gouvernés de notre propre consentement, il ne pouvait s’imaginer de qui nous avions peur, et contre qui nous avions à combattre. Il demanda si la maison d’un particulier ne serait pas mieux défendue par lui-même, par ses enfants et par ses domestiques, que par une troupe de fripons et de coquins tirés par hasard de la lie du peuple avec un salaire bien petit, et qui pourraient gagner cent fois plus en nous coupant la gorge.

Il rit beaucoup de ma bizarre arithmétique (comme il lui plut de l’appeler), lorsque j’avais supputé le nombre de notre peuple en calculant les différentes sectes qui sont parmi nous à l’égard de la religion et de la politique.

Il remarqua qu’entre les amusements de notre noblesse, j’avais fait mention du jeu. Il voulut savoir à quel âge ce divertissement était ordinairement pratiqué et quand on le quittait, combien de temps on y consacrait, et s’il n’altérait pas quelquefois la fortune des particuliers et ne leur faisait pas commettre des actions basses et indignes; si des hommes vils et corrompus ne pouvaient pas quelquefois, par leur adresse dans ce métier, acquérir de grandes richesses, tenir nos pairs même dans une espèce de dépendance, les accoutumer à voir mauvaise compagnie, les détourner entièrement de la culture de leur esprit et du soin de leurs affaires domestiques, et les forcer, par les pertes qu’ils pouvaient faire, d’apprendre peut-être à se servir de cette même adresse infâme qui les avait ruinés.

Il était extrêmement étonné du récit que je lui avais fait de notre histoire du dernier siècle; ce n’était, selon lui, qu’un enchaînement horrible de conjurations, de rébellions, de meurtres, de massacres, de révolutions, d’exils et des plus énormes effets que l’avarice, l’esprit de faction, l’hypocrisie, la perfidie, la cruauté, la rage, la folie, la haine, l’envie, la malice et l’ambition pouvaient produire.

Sa Majesté, dans une autre audience, prit la peine de récapituler la substance de tout ce que j’avais dit, compara les questions qu’elle m’avait faites avec les réponses que j’avais données; puis, me prenant dans ses mains et me flattant doucement, s’exprima dans ces mots que je n’oublierai jamais, non plus que la manière dont il les prononça: «Mon petit ami Grildrig, vous avez fait un panégyrique très extraordinaire de votre pays; vous avez fort bien prouvé que l’ignorance, la paresse et le vice peuvent être quelquefois les seules qualités d’un homme d’État; que les lois sont éclaircies, interprétées et appliquées le mieux du monde par des gens dont les intérêts et la capacité les portent à les corrompre, à les brouiller et à les éluder. Je remarque parmi vous une constitution de gouvernement qui, dans son origine, a peut-être été supportable, mais que le vice a tout à fait défigurée. Il ne me paraît pas même, par tout ce que vous m’avez dit, qu’une seule vertu soit requise pour parvenir à aucun rang ou à aucune charge parmi vous. Je vois que les hommes n’y sont point anoblis par leur vertu; que les prêtres n’y sont point avancés par leur piété ou leur science, les soldats par leur conduite ou leur valeur, les juges par leur intégrité, les sénateurs par l’amour de leur patrie, ni les hommes d’État par leur sagesse. Mais pour vous (continua le roi), qui avez passé la plupart de votre vie dans les voyages, je veux croire que vous n’êtes pas infecté des vices de votre pays; mais, par tout ce que vous m’avez raconté d’abord et par les réponses que je vous ai obligé de faire à mes objections, je juge que la plupart de vos compatriotes sont la plus pernicieuse race d’insectes que la nature ait jamais souffert ramper sur la surface de la terre.»

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