Et pourtant ! comme avait coutume de dire M. Ricker au moins une fois par cours. Et pourtant !
Il y avait Tina à prendre en considération, et ça c’était un très gros Et pourtant . Beaucoup de ses amies de leur ancien quartier du West Side, dont Barbara Robinson que Tina avait idolâtrée, entraient à Chapel Ridge à la rentrée, une école privée qui avait l’excellente réputation d’envoyer ses élèves dans de très bonnes universités. Maman avait dit à Tina que papa et elle ne voyaient pas comment ils pourraient financièrement l’envoyer là-bas dès l’année prochaine. Peut-être qu’elle pourrait y entrer en deuxième année si leurs finances continuaient de s’améliorer.
« Mais je connaîtrai personne à ce moment-là, avait répondu Tina en se mettant à pleurer.
— Tu connaîtras Barbara Robinson », lui avait dit maman. Et Pete (qui écoutait depuis la pièce d’à côté) entendit à sa voix qu’elle aussi était au bord des larmes. « Et aussi Hilda et Betsy. »
Mais Teenie était un peu plus jeune qu’elles et Pete savait que seule Barbs avait vraiment été copine avec sa sœur du temps du West Side. Hilda Carver et Betsy DeWitt ne se souvenaient probablement même plus d’elle. Idem pour Barbara d’ici un an ou deux. Leur mère semblait avoir oublié à quel point le lycée est une étape cruciale et à quelle vitesse on oublie ses copains de collège une fois qu’on y entre.
Tina résuma la totalité de ces pensées avec une concision admirable :
« Ouais, mais elles me connaîtront pas, moi .
— Tina…
— Mais vous avez cet argent, là ! s’exclama Tina. L’argent-mystère qui arrive tous les mois ! Pourquoi je pourrais pas en avoir un peu pour Chapel Ridge ?
— Parce qu’on est tout juste en train de se remettre des mauvais jours, ma chérie. »
À ça, Tina ne pouvait rien répondre, parce que c’était vrai.
Les projets universitaires de Pete étaient un autre Et pourtant . Il savait que pour certains de ses amis, peut-être la plupart d’entre eux, la fac semblait à des années-lumière, comme les planètes les plus éloignées du système solaire. Mais s’il en voulait une bonne ( Brown , lui chuchotait son esprit, Littérature anglaise à Brown ), ça voulait dire déposer des candidatures dès le premier semestre de terminale. Les candidatures à elles seules coûtaient de l’argent, tout comme les cours d’été qu’il devrait prendre s’il voulait avoir la moyenne à l’épreuve de mathématiques de l’examen d’entrée. Il avait un boulot à temps partiel à la bibliothèque de Garner Street, mais trente-cinq dollars par semaine, ça menait pas bien loin.
L’entreprise de papa s’était suffisamment développée pour rendre alléchante l’idée d’un bureau en ville, et ça c’était le Et pourtant numéro trois. Juste un petit local pas cher au dernier étage. Et être au cœur de l’action rapporterait des dividendes. Mais ça voudrait dire aligner plus d’argent et Pete savait — même si personne ne le disait clairement — que son père comptait sur l’argent-mystère pour se lancer. Ils avaient tous fini par dépendre de l’argent-mystère, et seul Pete savait qu’il serait épuisé avant fin 2014.
Et, ouais, d’accord, il en avait dépensé un peu pour lui. Pas une somme astronomique — ça aurait éveillé des soupçons — mais cent dollars par-ci, cent dollars par-là. Un blazer et une paire de mocassins pour le voyage scolaire à Washington. Quelques CD. Et des livres. Il était devenu dingue de livres depuis qu’il avait commencé à lire les carnets et qu’il était tombé amoureux de John Rothstein. Il avait commencé par les auteurs juifs contemporains de Rothstein comme Philip Roth, Saul Bellow et Irwin Shaw (il trouvait que Le Bal des maudits était un putain de chef-d’œuvre et il arrivait pas à comprendre pourquoi il faisait pas partie des classiques) et avait ensuite élargi son champ de lecture. Il achetait toujours des livres de poche, mais à l’heure actuelle, même les livres de poche coûtaient douze ou quinze dollars, sauf si on pouvait les trouver d’occase.
Le Cheval à bascule avait de la résonance, c’était clair, une sacrée résonance, parce que Pete entendait sa propre maison murmurer : Il faut plus d’argent… et que, sans tarder, c’était moins d’argent qu’il y aurait. Oui mais, dans la malle, y avait pas que de l’argent, pas vrai ?
C’était ça, le dernier Et pourtant . Celui auquel Pete pensait de plus en plus à mesure que le temps passait.
Dans le cadre de son travail de recherche de fin d’année pour le Grand Galop Parmi les Géants de M. Ricker, Pete avait rédigé une dissertation de seize pages sur la trilogie Jimmy Gold, citant divers critiques et incluant quelques citations des rares interviews que Rothstein avait données avant d’aller s’isoler dans sa ferme du New Hampshire et de disparaître de la circulation. Il avait conclu son essai en parlant de la visite des camps d’extermination allemands que Rothstein avait faite en tant que reporter pour le New York Herald — et ce, quatre ans avant la sortie du premier roman de la trilogie Jimmy Gold.
« Je pense que ce fut l’événement le plus important de la vie de M. Rothstein, avait écrit Pete. Certainement l’événement le plus important de sa vie d’écrivain. La quête de sens de Jimmy est toujours liée à ce que M. Rothstein a vu dans ces camps, et c’est pourquoi, quand Jimmy essaie de vivre la vie d’un citoyen américain ordinaire, il se sent toujours creux. Selon moi, ceci est le mieux explicité dans le passage où il lance un cendrier dans la télé dans Le Coureur ralentit. Il le fait pendant un reportage spécial de CBS sur l’Holocauste. »
Quand M. Ricker leur rendit leurs copies, un gros A+ ornait la couverture de son devoir, que Pete avait illustrée d’une photo scannée de Rothstein jeune homme, assis à une table du Sardi’s à New York en compagnie d’Ernest Hemingway. En dessous du A+, M. Ricker avait écrit Viens me voir à la fin du cours .
Quand les autres élèves furent partis, M. Ricker fixa Pete si intensément que, l’espace d’un instant, celui-ci craignit que son professeur préféré ne l’accuse de plagiat. Puis M. Ricker sourit.
« C’est le meilleur devoir que j’aie lu en vingt-huit ans d’enseignement. Parce que c’est celui qui a été écrit avec le plus de conviction et la plus profonde sincérité. »
Le visage de Pete s’empourpra de plaisir.
« Merci. Vraiment. Merci beaucoup.
— Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ta conclusion, cependant, dit M. Ricker en s’adossant à sa chaise et en croisant ses doigts derrière sa nuque. Ta peinture de Jimmy Gold en « noble héros américain, comme Huck Finn » n’est pas confirmée par le troisième et dernier tome de la trilogie. D’accord, il lance un cendrier dans son écran de télé, mais ce n’est pas un acte d’héroïsme. Le logo de CBS est un œil, tu le sais, et le geste de Jimmy est un aveuglement rituel de son œil intérieur, celui qui perçoit la vérité. Ce n’est pas de moi : je te cite presque mot pour mot l’essai de John Crowe Ranson, Le Coureur abandonne . Et Leslie Fiedler dit à peu près la même chose dans Amour et mort dans le roman américain .
— Mais…
— Je ne suis pas en train d’essayer de te démentir, Pete. Je suis seulement en train de te dire qu’il faut que tu apprennes à suivre les indices d’un livre peu importe où ils te mènent, ce qui implique de n’omettre aucun élément crucial allant à l’encontre de ta thèse. Que fait Jimmy après avoir lancé le cendrier et que sa femme lui a balancé la fameuse réplique : “Espèce de salaud, comment les enfants vont regarder Mickey, maintenant” ?
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