Malko sourit. Le langage vert de son alliée inattendue était délassant. Mais il avait des scrupules à l’embarquer dans sa galère.
— Cela peut être dangereux, dit-il.
Lucrezia haussa les épaules et lui jeta un regard brûlant.
— Tu seras mon macho… Tu me protégeras. Vamos.
Autour d’eux, les Allemands sortaient de l’église, compassés, mais vaguement réjouis. Celui que Lucrezia avait désigné comme Don Federico jeta un regard pénétrant à Malko, intrigué par ses cheveux et son allure germanique. Celui-ci se sentait mieux. Ici, on n’était qu’à trois mille mètres. Presque le niveau de la mer ! On pouvait jouer au tennis, sans tomber raide mort. Mais il fallait remonter au centre, à trois mille sept cents mètres, là où le moindre effort vous mettait cent ans sur les épaules.
Il pensa à la tête de Jack Cambell ne voyant revenir ni sa secrétaire, ni ses documents.
Malko recula d’abord devant l’odeur. À croire qu’un régiment d’ivrognes avait vomi à chaque marche de l’escalier menant à la rédaction de Presencia. L’immeuble du plus grand quotidien de La Paz, sur le Prado, ne payait pas de mine. Même sans l’odeur. La rédaction était au second. Lucrezia se boucha courageusement les narines et se lança la première.
La porte de Presencia était ouverte. Un huissier chulo, l’air totalement abruti, leur demanda ce qu’ils voulaient.
— Parler à Esteban Barriga, dit Malko.
L’huissier désigna un bureau grand comme un demi placard à balais, dont la porte était ouverte.
— Il est là.
Suivi de Lucrezia, il entra. Un petit être chafouin, une pauvre vieille chose toute fripée, tapait frénétiquement à la machine, enseveli derrière des monceaux de vieux journaux, tout en fumant une cigarette à l’odeur infâme. Malko détailla la chemise douteuse, le visage mal rasé aux traits mous, les grosses lunettes à monture d’écaille, les mains grassouillettes et transpirantes. Esteban Barriga n’était pas ragoûtant.
— Le Señor Barriga ? demanda-t-il poliment.
Le journaliste leva la tête et clignota des yeux comme une chouette effrayée. Depuis qu’un lecteur mécontent lui avait fait manger un exemplaire complet de Presencia, il se méfiait des inconnus.
— Si !
— Je suis journaliste américain, mentit Malko, et je dois écrire un article sur la mort de Klaus Heinkel, vous savez, le nazi qui s’est suicidé…
Esteban Barriga secoua la tête comme s’il ne comprenait pas.
— Ah si, claro…
Malko sourit, engageant. Et glissa un billet de vingt dollars sur le bureau.
— Il paraît que vous l’avez vu. Donnez-moi quelques détails…
Le journaliste se redressa d’un coup.
— Si, si. Il était déjà mort quand je l’ai vu…
— Une balle dans la poitrine ?
— Si, claro que si…
— Et il était étendu dans une chambre au premier étage ?
— Si, si…
Barriga semblait ravi.
— Il avait laissé un mot ?
— Si, si, une lettre.
— Vous l’avez reconnu facilement, n’est-ce pas ? Esteban Barriga approuva avec enthousiasme.
— Facilement, très facilement.
Malko resta silencieux quelques secondes. Épuisé par son effort, le journaliste bolivien s’essuya le front et eut un sourire complice. Malko chercha son regard, et demanda d’une voix douce :
— Comment se fait-il que vous ayez écrit que Klaus Heinkel s’était tiré une balle dans la bouche, que le corps se trouvait dans le hall de la villa et qu’il avait été identifié par le médecin, alors que vous ne l’aviez jamais rencontré vous-même ?
Esteban Barriga resta pétrifié. Il cligna des yeux très vite plusieurs fois, derrière les verres épais de ses lunettes. Ses lèvres bougeaient mais il n’en sortait aucun son. Il regardait alternativement Malko et Lucrezia, d’un air à la fois suppliant et terrifié.
— Qui… qui êtes-vous ? demanda-t-il.
Malko ne répondit pas à sa question. Il allongea le bras par-dessus le bureau et attira le Bolivien par le col de sa veste. Nettement menaçant :
— Dites-moi la vérité ?
Le bruit de la discussion était couvert par le crépitement des machines à écrire de la rédaction. Le petit Bolivien avoua dans un souffle :
— Je… je n’ai pas vu le corps, il était déjà dans le cercueil. Mais on m’a raconté sa mort.
— Qui ?
— Le maj…
Il se tut, brusquement, le regard posé derrière Malko. Ce dernier se retourna. Un grand individu maigre, au nez en bec d’aigle, écoutait leur conversation, debout dans l’embrasure de la porte.
Fébrile, Esteban Barriga se dégagea.
— Pardonnez-moi, señor, j’ai à faire.
Il fila comme un lapin et disparut dans la rédaction. Oubliant le billet de vingt dollars. Malko comprit que ce n’était pas la peine d’insister. Faisant signe à Lucrezia, il ressortit du bureau sous l’œil inquisiteur de l’inconnu maigre.
Ils plongèrent dans l’escalier sombre et nauséabond. Le mystère autour de la « mort » de Klaus Heinkel s’épaississait. Lucrezia était très intriguée.
— Pourquoi lui as-tu posé toutes ces questions ?
Malko n’eut pas le temps de répondre. Il y eut un bruit de pas derrière eux. Il se retourna : Esteban Barriga, le journaliste, descendait de toute la vitesse de ses petites jambes. Il rattrapa Malko sur le palier.
— Il ne faut rien dire, supplia-t-il d’une voix hachée, rien du tout. Rien du tout.
Il répéta en espagnol nada, nada. Son visage gras luisait de transpiration et il suait littéralement de peur. Une terreur viscérale, organique, qui sentait encore plus mauvais que le vomi.
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas dire ? demanda Malko.
Le Bolivien baissa encore la voix.
— Tout ce que je vous ai raconté… Que je n’ai pas vu le Señor Heinkel… Je vous en supplie.
Malko fit semblant de ne pas comprendre.
— Mais quelle importance cela a-t-il ? C’était bien lui, n’est-ce pas ?
— Como no ! fit le Bolivien avec véhémence. C’était lui ! Je pourrais le jurer sur la tête de ma mère.
— Alors tout est bien, conclut Malko. Hasta luego.
Il se dégagea et reprit sa descente, avide de retrouver un peu d’air pur. Le petit journaliste se pencha par-dessus la rampe et cria encore :
— C’était lui, c’était bien le Señor Klaus…
* * *
Malko et Lucrezia se retrouvèrent sur le trottoir en face de la statue équestre de Simon Bolivar. Une foule dense déambulait sur le Prado. Son nom officiel était : avenue du 16 Juillet. Mais comme elle changeait de date à chaque révolution, les Boliviens jugeaient plus simple de l’appeler Prado. Sans arrêt, des « Trufi » – Taxis collectifs – s’arrêtaient et redémarraient. Les buildings récents alternaient avec de vieilles maisons coloniales, des immeubles inachevés, des boutiques minables. Beaucoup de filles, habillées très court, dévisagées avec avidité par les chulos en bonnet phrygien de laine multicolore.
Malko sentait grandir son malaise. Pourquoi le petit journaliste de Presencia avait-il tellement peur ? Lucrezia se mirait dans ses yeux dorés. Elle semblait avoir totalement oublié Jack Cambell. Malko n’aurait jamais cru qu’un gringo puisse établir un contact personnel aussi facilement avec une Bolivienne. Dans le taxi, Lucrezia avait laissé sa jambe contre la sienne sans aucune gêne. Et toute son attitude disait qu’il lui plaisait. Mais pour l’instant, il avait d’autres soucis :
— Je voudrais en savoir plus sur la mort de cet Allemand, dit-il. Qui pourrait nous aider ?
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