Gaston Leroux - Un Homme Dans La Nuit
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– Malheureux que je suis!… Et dire qu’avec cette passion que je croyais toute-puissante, je suis incapable de vous inspirer la haine de cet homme! Vous, pour qui il s’est montré bon, tendre et généreux, vous ne savez pas, vous ne saurez jamais ce qu’il fut pour les autres, vous ne vous doutez pas de son égoïsme et de sa cruauté!
– Vous m’avez dit toutes ces choses, Charley.
– Vous ne vous en souvenez plus.
– Je veux les oublier.
– Il en est que je ne vous ai pas dites.
– Taisez-vous.
– Je parlerai, Mary, et cependant, j’ai donné ma parole d’honneur de me taire.
– À qui?
– À Jonathan. Mais je parlerai tout de même.
– Vous agissez mal, Charley.
– Je le sais, mais ça m’est égal de ne point tenir ma parole, voyez-vous; est-ce que vous avez tenu la vôtre?
– Oh! Charley, est-ce que vous ignorez que je ne suis point maîtresse de ma destinée?
– Ignorez-vous que je ne suis point maître de mon amour? Je parlerai; je veux que vous sachiez tout. Jonathan Smith a un fils, miss Mary.
Ils se turent un instant.
– Vous divaguez, Charley; si Jonathan avait un fils, il me l’eût avoué.
– C’est à moi que cet aveu fut fait.
– Voilà qui est étrange.
– Oh! vous comprendrez… Il y a dix ans, Jonathan connut une jolie fille. Elle était honnête, appartenant à une famille pauvre. Il l’enleva à sa famille; la jolie fille lui donna un enfant, et depuis, elle est morte.
– Elle mourut de quoi?
– De désespoir et de privations.
– Il l’avait abandonnée?
– Oui.
Ces révélations semblaient produire un grand effet sur la jeune fille.
– Voilà l’homme, continua Charley.
– Qu’est devenu l’enfant?
– Ce qu’il a pu durant huit années.
– Jonathan ne s’occupait point de son enfant?
– Il m’a dit que, s’il lui avait fallu s’occuper de tous les enfants que le hasard lui avait donnés, il n’aurait pas eu le temps de s’occuper de ses affaires.
– Oh!…
– C’était peut-être une parole de fanfaronnade. Je ne puis affirmer que ce que j’ai vu.
– Qu’avez-vous vu?
– Il y a deux ans, Jonathan me dit: «Charley, vous allez partir pour La Nouvelle-Orléans.» Et il m’avouait cette lamentable histoire d’amour dont je vous parlais tout à l’heure, il m’avouait sa paternité et l’ignorance dans laquelle il se trouvait de ce qu’était devenu son fils. J’avais mission de le rechercher et de veiller à ce que désormais il ne manquât de rien. La tâche était difficile, car la mère avait disparu et, depuis plusieurs années, nul n’avait entendu parler d’elle. Après six mois de recherches, je trouvai la piste de la malheureuse. Je suivis cette piste. Au bout, je trouvai la mère morte et l’enfant à l’agonie. L’enfant manquait de tout et succombait de misère. Je pus le sauver et, suivant les indications de Jonathan, je le plaçai dans un family house de La Nouvelle-Orléans, où il se trouve encore. Le petit a huit ans.
– Comment s’appelle-t-il?
– On l’appelle William.
– Sir Jonathan continue à s’occuper de son fils?
– Tous les mois, Mary, pour faire parvenir à la pension le prix de l’entretien de William. Mais cette pitié tardive vous fera-t-elle oublier la conduite criminelle de Jonathan pendant les huit premières années?
– Je veux oublier tout ce qu’il y avait de mauvais dans cet homme et ne plus voir que ce que j’y découvre de bon.
– Prenez garde! prenez garde! tout cela n’est que passager! Tout cela est factice! Il se lassera de vous, Mary, et il brisera le jouet que vous fûtes en ses mains. La nature perverse et grossière de cet homme réapparaîtra avant qu’il soit longtemps. Cette transformation, ces remords qui l’ont fait rechercher son fils, tout cela vous est dû! Tout cela est arrivé parce qu’il vous aimait. Quand il ne vous aimera plus, nous reverrons le véritable roi de l’huile!
– Aussi faut-il qu’il m’aime toujours, fit Mary, et vous voyez bien qu’il faut que je l’épouse…
Charley gémit encore:
– Souvenez-vous des vœux que nous échangeâmes, Mary, le soir de cette promenade dans le parc; sir Jonathan faillit nous surprendre, mais vous n’aviez point perdu votre sang-froid, car vous disiez que Jonathan voulait votre bonheur et qu’il ne s’opposerait point à notre mariage. Et comme vous saviez votre influence immense sur cet homme, vous m’avez dit: «Ne parlez point de notre mariage à quiconque. C’est moi-même qui demanderai votre main, Charley, à mon ami, et mon ami ne me la refusera pas.» J’étais heureux.
– Votre bonheur n’avait d’égal que le mien, Charley.
Charley leva les yeux sur Mary. Il vit qu’ils étaient pleins de larmes.
– Vous pleurez, Mary, à ces souvenirs. Certes, je crois que vous m’aimiez, alors. Nous nous aimions déjà, il y a trois années, quand je vous voyais chaque jour dans les ateliers de Chicago. Vous étiez une grande fillette.
– C’est vrai, j’étais bien jeune. Cependant mon cœur battait très fort quand vous veniez à moi. C’était de l’amour, déjà.
– Saviez-vous alors que vous seriez la femme de Jonathan?
– Oh! Charley! Charley! Est-ce qu’une telle pensée pouvait entrer dans mon âme, dans ma petite âme d’enfant?
– Et plus tard, l’avez-vous espéré?
– Jamais! je vous le jure! Jamais! Charley. Pour qui donc prenez-vous celle que vous appeliez «votre» Mary et qui vous avait donné le droit de parler ainsi dans la certitude où elle était qu’elle vous appartiendrait un jour?… Si j’avais songé à la possibilité d’une pareille union, à la nécessité du mariage qui est proche, j’eusse été bien coupable de vous écouter, Charley, dans nos promenades du soir…
Charley continua, d’une voix plus âpre:
– Alors, vous ne songiez pas à un pareil coup de fortune. Vous ne pouviez l’espérer, en effet. Jonathan était si riche, et vous, si pauvre. Aussi, quand il vous a demandé d’être sa femme, ce fut une surprise… Quelle surprise, miss Mary!…
– Charley! Que voulez-vous dire?
– Je veux dire que les filles sans fortune ne sont point accoutumées à trouver tous les jours des maris quatre cents fois millionnaires! Et que, lorsque l’occasion s’en présente, elles seraient de pauvres êtres sans intelligence, sans mensonge et sans calcul si elles repoussaient cette occasion, même quand elles ont engagé leur parole, même quand elles ont engagé leur cœur!
Mary mit sa main sur la bouche de Charley et lui dit:
– Mon ami, vos paroles si cruelles n’exciteront point ma colère. Insultez-moi, méprisez-moi, Charley. Il ne manquait plus que cela à ma douleur… Vous parlez de richesses, Charley. Dites-moi si je pouvais les refuser!… Et songez que j’aurais donné tous les millions de la terre pour être à vous… Mais Jonathan me demande mon corps, et comme je lui dois tout, comme je lui dois ma vie et la vie de ma mère, Charley, et que je n’ai pour le payer rien d’autre que mon corps, il faut bien que je le lui donne…
Tout bas, Charley demandait pardon et baisait la main de Mary, qu’il retenait sur sa bouche. Et Mary, dans une crise de désespoir, avouait:
– Car vous, vous aurez mon âme, toute mon âme… Charley dit très bas:
– Pardon!
– Comprenez ce que je vais souffrir et plaignez-moi… Et sachant que je me donne à un autre alors que je vous aime, ne me méprisez point… Et surtout, Charley, jurez-moi que vous ne me parlerez plus jamais de ce qui fut notre amour.
Elle ajouta, plus bas, dans un souffle qui vint caresser le visage de Charley, toujours à genoux:
– De ce qui, dans mon cœur, sera toujours notre amour. Le jeune homme prit les mains de Mary, et, l’attirant à lui, la courbant sur lui, il pria:
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