Arthur Doyle - Contes De Terreur
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Arthur Conan Doyle
Contes De Terreur
I L’Horreur du plein ciel (The Horror of the Heights)
Tous ceux qui ont eu à connaître de cette affaire ont renoncé à croire que le récit extraordinaire, appelé le «Fragment de Joyce-Armstrong», soit une mystification forgée par un inconnu sous l’inspiration d’un humour dépravé. Le plus macabre et le plus fécond des farceurs y aurait regardé à deux fois avant de consacrer sa fantaisie morbide aux faits tragiquement incontestables qui étayent ce document. Bien que celui-ci soit truffé d’assertions stupéfiantes et même monstrueuses, il n’en est pas moins convaincant, et il nous oblige à réviser certaines idées qui paraissent aujourd’hui dépassées. Seule une marge insignifiante de sécurité protège le monde contre un danger inattendu. Avant de reproduire le document original dans sa forme malheureusement incomplète, je vais soumettre au lecteur tous les faits connus à ce jour. En premier lieu j’avertis les sceptiques qui mettraient en doute le récit de Joyce-Armstrong que les faits concernant le lieutenant Myrtle, de la Marine Royale, et Monsieur Hay Connor, ont été vérifiés: ils sont bien morts comme l’a décrit le narrateur.
Le «Fragment de Joyce-Armstrong» a été trouvé dans le champ connu sous le nom de Lower Haycock, à quinze cents mètres à l’ouest du village de Withyham, sur la frontière du Kent et du Sussex. Le 15 septembre dernier un ouvrier agricole, James Flynn, au service du fermier Mathew Dodd, de Chauntry Farm, à Withyham, a aperçu une pipe de bruyère à côté du chemin qui longe la haie de Lower Haycock. Quelques mètres plus loin, il a trouvé une paire de lunettes cassées. Finalement, il a découvert parmi les orties du fossé un livre plat endossé de toile: c’était un carnet de notes; quelques feuillets s’étaient détachés et voletaient au pied de la haie. Il a ramassé le tout; trois feuillets malheureusement, dont les deux premiers, n’ont pu être retrouvés. L’ouvrier agricole a rapporté son butin à son maître; celui-ci, à son tour, l’a montré au docteur J. H. Atherton, de Hartfield. Ce gentleman s’est tout de suite rendu compte qu’une expertise était indispensable: le manuscrit a donc été remis à l’Aéro-Club de Londres, où il se trouve encore.
Les deux premières pages du manuscrit manquent. Une autre a été également arrachée à la fin du récit. Mais la cohérence de l’ensemble n’en souffre pas. On suppose que le début retraçait le palmarès de Monsieur Joyce-Armstrong; palmarès aisément reconstituable et qui demeure inégalé dans l’aviation anglaise. Pendant de nombreuses années Joyce-Armstrong a été considéré comme l’un des hommes volants les plus audacieux et les plus savants; cette combinaison de talents lui a permis d’inventer et d’expérimenter divers procédés auxquels son nom reste attaché. Tout son manuscrit est correctement écrit à l’encre, sauf les dernières lignes: griffonnées au crayon, elles sont presque illisibles; on dirait qu’elles ont été tracées en toute hâte sur le siège d’un avion en vol. Ajoutons que des taches maculent la dernière page et la couverture; les experts du ministère de l’Intérieur ont déclaré qu’il s’agissait de taches de sang, probablement d’un sang humain, à coup sûr d’un sang de mammifère. Le fait que l’analyse de ce sang ait révélé quelque chose ressemblant fortement au virus de la malaria (Joyce-Armstrong souffrait de fréquents accès de fièvre) est un exemple remarquable des armes nouvelles que la science moderne met entre les mains de nos détectives.
Un mot maintenant sur la personnalité de l’auteur d’un document qui fera époque. Joyce-Armstrong, si l’on en croit les quelques amis qui l’ont bien connu, était un rêveur et un poète autant qu’un inventeur et un technicien de la mécanique. Il avait dépensé la plus grande partie d’une fortune considérable pour satisfaire sa marotte de l’aviation. Dans ses hangars près de Devizes, il possédait quatre avions personnels et, au cours de l’année précédente, il n’avait pas pris l’air moins de cent soixante-dix fois. Il était souvent d’humeur sombre; en ces occasions il s’isolait et évitait tout contact avec la société. Le capitaine Dangerfield, qui était son compagnon le plus intime, affirme qu’en certaines circonstances son excentricité frisait la démence: n’avait-il pas l’habitude d’emporter en avion un fusil de chasse?
D’autre part l’accident survenu au lieutenant Myrtle l’avait déplorablement impressionné. S’attaquant au record d’altitude, Myrtle était tombé d’une hauteur d’environ dix mille mètres. Fait horrible: sa tête avait complètement disparu; cependant ses membres et tout le reste de son corps avaient conservé leurs formes originelles. Chaque fois que des pilotes se réunissaient, Joyce Armstrong demandait avec un sourire énigmatique: «S’il vous plaît, avez-vous retrouvé la tête de Myrtle?».
Un soir après dîner, au mess de l’école de pilotage de Salisbury, il avait provoqué un débat sur le thème suivant: quel est le plus grand et le plus constant des dangers des aviateurs? Après avoir écouté les opinions émises à propos des trous d’air, des vices de construction, des orages, il avait haussé les épaules en refusant de donner son avis personnel; mais il avait fait comprendre qu’il différait radicalement de ceux qu’il venait d’entendre.
Il n’est pas inutile de signaler qu’au lendemain de sa disparition, on a découvert qu’il avait mis ses affaires en ordre, avec une minutie qui autorise à croire qu’il pressentait la fin qui l’attendait.
Ces indications préalables étaient nécessaires. Je vais maintenant transcrire exactement le récit, tel qu’il figure à partir de la page 3 du carnet de notes ensanglanté.
«… Néanmoins, quand j’ai dîné à Reims avec Coselli et Gustave Raymond, force m’a bien été de constater que ni l’un ni l’autre n’avaient conscience de l’existence d’un danger particulier aux hautes couches de l’atmosphère. Je ne leur ai pas dit tout à fait ce que j’avais dans la tête; mais j’ai procédé par allusions, et s’ils avaient eu des idées analogues aux miennes ils n’auraient pas manqué de les exprimer. Hélas, ces deux vaniteux sans cervelle ne pensent à rien d’autre qu’à voir leurs noms imprimés dans le journal! J’ai noté avec intérêt que ni l’un ni l’autre n’avaient volé beaucoup plus haut que sept mille, sept mille cinq cents mètres. Ce doit être carrément au-dessus de cette altitude que l’avion pénètre dans la zone de danger (toujours en supposant que mes hypothèses soient justes).
«Voilà plus de vingt ans que les hommes volent en avion; si quelqu’un me demandait pourquoi ce péril ne se révélerait qu’à présent, la réponse serait simple. Au temps des moteurs modestes, quand on estimait qu’un 100 CV Gnome ou Green suffisait à couvrir tous les besoins, les avions ne pouvaient pas dépasser certaines limites. Maintenant, les 300 CV sont la règle plutôt que l’exception, et les séjours dans les hautes couches de l’atmosphère sont devenus plus faciles, plus fréquents. Certains parmi nous se rappellent que, lorsque nous étions jeunes, Garros s’acquit une réputation mondiale en atteignant l’altitude de six mille mètres, et le survol des Alpes passa pour un exploit tout à fait formidable. Depuis, notre moyenne s’est considérablement améliorée, et il y a vingt vols en altitude là où jadis il n’y en avait qu’un. Certes, la plupart ont été effectués en parfaite impunité, et les dix mille mètres ont été atteints bien des fois sans autres obstacles que le froid et la suffocation. Mais qu’est-ce que cela prouve? Un visiteur pourrait descendre un millier de fois sur notre planète et ne jamais voir un tigre. Pourtant les tigres existent, et si par hasard notre visiteur se posait dans la jungle il pourrait être dévoré. Il y a des jungles dans l’air supérieur, habitées par plus terribles que des tigres. Je crois qu’un temps viendra où ces jungles seront reportées avec précision sur les cartes. Dès à présent je peux en situer deux. L’une au-dessus de la région Pau-Biarritz en France. L’autre au-dessus de ma tête pendant que j’écris chez moi dans le Wiltshire. Je croirais assez qu’il en existe une troisième dans la région de Wiesbaden.
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