L’aubergiste lui dit d’une voix rude:
«Va-t’en! Et si l’homme vert s’en vient, que je ne te voie pas!»
Et elle disparut, Rouletabille s’empara des œufs qu’on lui apporta dans un bol et de la viande qu’on lui servit sur un plat, plaça le tout précautionneusement à côté de lui, dans la cheminée, décrocha une poêle et un gril pendus dans l’âtre et commença de battre notre omelette en attendant qu’il fît griller notre bifteck. Il commanda encore à l’homme deux bonnes bouteilles de cidre et semblait s’occuper aussi peu de son hôte que son hôte s’occupait de lui. L’homme tantôt le couvait des yeux et tantôt me regardait avec un air d’anxiété qu’il essayait en vain de dissimuler. Il nous laissa faire notre cuisine et mit notre couvert auprès d’une fenêtre.
Tout à coup je l’entendis qui murmurait:
«Ah! le voilà!»
Et, la figure changée, n’exprimant plus qu’une haine atroce, il alla se coller contre la fenêtre, regardant la route. Je n’eus point besoin d’avertir Rouletabille. Le jeune homme avait déjà lâché son omelette et rejoignait l’hôte à la fenêtre. J’y fus avec lui.
Un homme, tout habillé de velours vert, la tête prise dans une casquette ronde de même couleur, s’avançait, à pas tranquilles sur la route, en fumant sa pipe. Il portait un fusil en bandoulière et montrait dans ses mouvements une aisance presque aristocratique. Cet homme pouvait avoir quarante-cinq ans. Les cheveux et la moustache étaient gris-sel. Il était remarquablement beau. Il portait binocle. Quand il passa près de l’auberge, il parut hésiter, se demandant s’il entrerait, jeta un regard de notre côté, lâcha quelques bouffées de sa pipe et d’un même pas nonchalant reprit sa promenade.
Rouletabille et moi nous regardâmes l’hôte. Ses yeux fulgurants, ses poings fermés, sa bouche frémissante, nous renseignaient sur les sentiments tumultueux qui l’agitaient.
«Il a bien fait de ne pas entrer aujourd’hui! siffla-t-il.
– Quel est cet homme? demanda Rouletabille, en retournant à son omelette.
– «L’homme vert!» gronda l’aubergiste… Vous ne le connaissez pas? Tant mieux pour vous. C’est pas une connaissance à faire… Eh ben, c’est l’garde à M. Stangerson.
– Vous ne paraissez pas l’aimer beaucoup? demanda le reporter en versant son omelette dans la poêle.
– Personne ne l’aime dans le pays, monsieur; et puis c’est un fier, qui a dû avoir de la fortune autrefois; et il ne pardonne à personne de s’être vu forcé, pour vivre, de devenir domestique. Car un garde, c’est un larbin comme un autre! n’est-ce pas? Ma parole! on dirait que c’est lui qui est le maître du Glandier, que toutes les terres et tous les bois lui appartiennent. Il ne permettrait pas à un pauvre de déjeuner d’un morceau de pain sur l’herbe, «sur son herbe»!
– Il vient quelquefois ici?
– Il vient trop. Mais je lui ferai bien comprendre que sa figure ne me revient pas. Il y a seulement un mois, il ne m’embêtait pas! L’auberge du «Donjon» n’avait jamais existé pour lui!… Il n’avait pas le temps! Fallait-il pas qu’il fasse sa cour à l’hôtesse des «Trois Lys», à Saint-Michel. Maintenant qu’il y a eu de la brouille dans les amours, il cherche à passer le temps ailleurs… Coureur de filles, trousseur de jupes, mauvais gars… Y a pas un honnête homme qui puisse le supporter, cet homme-là… Tenez, les concierges du château ne pouvaient pas le voir en peinture, «l’homme vert!…»
– Les concierges du château sont donc d’honnêtes gens, monsieur l’aubergiste?
– Appelez-moi donc père Mathieu; c’est mon nom… Eh ben, aussi vrai que je m’appelle Mathieu, oui m’sieur, j’les crois honnêtes.
– On les a pourtant arrêtés.
– Què-que ça prouve? Mais je ne veux pas me mêler des affaires du prochain…
– Et qu’est-ce que vous pensez de l’assassinat?
– De l’assassinat de cette pauvre mademoiselle? Une brave fille, allez, et qu’on aimait bien dans le pays. C’que j’en pense?
– Oui, ce que vous en pensez.
– Rien… et bien des choses… Mais ça ne regarde personne.
– Pas même moi?» insista Rouletabille.
L’aubergiste le regarda de côté, grogna, et dit:
«Pas même vous…»
L’omelette était prête; nous nous mîmes à table et nous mangions en silence, quand la porte d’entrée fut poussée et une vieille femme, habillée de haillons, appuyée sur un bâton, la tête branlante, les cheveux blancs qui pendaient en mèches folles sur le front encrassé, se montra sur le seuil.
«Ah! vous v’là, la mère Agenoux! Y a longtemps qu’on ne vous a vue, fit notre hôte.
– J’ai été bien malade, toute prête à mourir, dit la vieille. Si quelquefois vous aviez des restes pour la «Bête du Bon Dieu»…?
Et elle pénétra dans l’auberge, suivie d’un chat si énorme que je ne soupçonnais pas qu’il pût en exister de cette taille. La bête nous regarda et fit entendre un miaulement si désespéré que je me sentis frissonner. Je n’avais jamais entendu un cri aussi lugubre.
Comme s’il avait été attiré par ce cri, un homme entra, derrière la vieille. C’était «l’homme vert». Il nous salua d’un geste de la main à sa casquette et s’assit à la table voisine de la nôtre.
«Donnez-moi un verre de cidre, père Mathieu.»
Quand «l’homme vert» était entré, le père Mathieu avait eu un mouvement violent de tout son être vers le nouveau venu; mais, visiblement, il se dompta et répondit:
«Y a plus de cidre, j’ai donné les dernières bouteilles à ces messieurs.
– Alors donnez-moi un verre de vin blanc, fit «l’homme vert» sans marquer le moindre étonnement.
– Y a plus de vin blanc, y a plus rien!»
Le père Mathieu répéta, d’une voix sourde:
«Y a plus rien!
– Comment va Mme Mathieu?»
L’aubergiste, à cette question de «l’homme vert», serra les poings, se retourna vers lui, la figure si mauvaise que je crus qu’il allait frapper, et puis il dit:
«Elle va bien, merci.»
Ainsi, la jeune femme aux grands yeux doux que nous avions vue tout à l’heure était l’épouse de ce rustre répugnant et brutal, et dont tous les défauts physiques semblaient dominés par ce défaut moral: La jalousie.
Claquant la porte, l’aubergiste quitta la pièce. La mère Agenoux était toujours là debout, appuyée sur son bâton et le chat au bas de ses jupes.
«L’homme vert» lui demanda:
«Vous avez été malade, mère Agenoux, qu’on ne vous a pas vue depuis bientôt huit jours?
– Oui, m’sieur l’garde. Je ne me suis levée que trois fois pour aller prier sainte Geneviève, notre bonne patronne, et l’reste du temps, j’ai été étendue sur mon grabat. Il n’y a eu pour me soigner que la «Bête du Bon Dieu!»
– Elle ne vous a pas quittée?
– Ni jour ni nuit.
– Vous en êtes sûre?
– Comme du paradis.
– Alors, comment ça se fait-il, mère Agenoux, qu’on n’ait entendu que le cri de la «Bête du Bon Dieu» toute la nuit du crime?»
La mère Agenoux alla se planter face au garde, et frappa le plancher de son bâton:
«Je n’en sais rien de rien. Mais, voulez-vous que j’vous dise? Il n’y a pas deux bêtes au monde qui ont ce cri-là… Eh bien, moi aussi, la nuit du crime, j’ai entendu, au dehors, le cri de la «Bête du Bon Dieu»; et pourtant elle était sur mes genoux, m’sieur le garde, et elle n’a pas miaulé une seule fois, je vous le jure. Je m’suis signée, quand j’ai entendu ça, comme si j’entendais l’diable!»
Je regardais le garde pendant qu’il posait cette dernière question, et je me trompe fort si je n’ai pas surpris sur ses lèvres un mauvais sourire goguenard.
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