«Cela ne vous déplaît pas, monsieur Robert Darzac, que je découvre l’assassin?
– Ah! je voudrais le tuer de ma main! s’écria le fiancé de Mlle Stangerson, avec un élan qui me stupéfia.
– Je vous crois! fit gravement Rouletabille, mais vous n’avez pas répondu à ma question.»
Nous passions près du bosquet, dont le jeune reporter nous avait parlé à l’instant; j’y entrai et lui montrai les traces évidentes du passage d’un homme qui s’était caché là. Rouletabille, une fois de plus, avait raison.
«Mais oui! fit-il, mais oui!… Nous avons affaire à un individu en chair et en os, qui ne dispose pas d’autres moyens que les nôtres, et il faudra bien que tout s’arrange!»
Ce disant, il me demanda la semelle de papier qu’il m’avait confiée et l’appliqua sur une empreinte très nette, derrière le bosquet. Puis il se releva en disant: «Parbleu!»
Je croyais qu’il allait, maintenant, suivre à la piste «les pas de la fuite de l’assassin», depuis la fenêtre du vestibule, mais il nous entraîna assez loin vers la gauche, en nous déclarant que c’était inutile de se mettre le nez sur cette fange, et qu’il était sûr, maintenant, de tout le chemin de la fuite de l’assassin.
«Il est allé jusqu’au bout du mur, à cinquante mètres de là, et puis il a sauté la haie et le fossé; tenez, juste en face ce petit sentier qui conduit à l’étang. C’est le chemin le plus rapide pour sortir de la propriété et aller à l’étang.
– Comment savez-vous qu’il est allé à l’étang?
– Parce que Frédéric Larsan n’en a pas quitté les bords depuis ce matin. Il doit y avoir là de fort curieux indices.»
Quelques minutes plus tard, nous étions près de l’étang.
C’était une petite nappe d’eau marécageuse, entourée de roseaux, et sur laquelle flottaient encore quelques pauvres feuilles mortes de nénuphar. Le grand Fred nous vit peut-être venir, mais il est probable que nous l’intéressions peu, car il ne fit guère attention à nous et continua de remuer, du bout de sa canne, quelque chose que nous ne voyions pas…
«Tenez, fit Rouletabille, voilà à nouveau les pas de la fuite de l’homme ; ils tournent l’étang ici, reviennent et disparaissent enfin, près de l’étang, juste devant ce sentier qui conduit à la grande route d’Épinay. L’homme a continué sa fuite vers Paris…
– Qui vous le fait croire, interrompis-je, puisqu’il n’y a plus les pas de l’homme sur le sentier?…
– Ce qui me le fait croire? Mais ces pas-là, ces pas que j’attendais! s’écria-t-il, en désignant l’empreinte très nette d’une «chaussure élégante»… Voyez!…»
Et il interpella Frédéric Larsan.
– Monsieur Fred, cria-t-il… «ces pas élégants» sur la route sont bien là depuis la découverte du crime?
– Oui, jeune homme; oui, ils ont été relevés soigneusement, répondit Fred sans lever la tête. Vous voyez, il y a les pas qui viennent, et les pas qui repartent…
– Et cet homme avait une bicyclette!» s’écria le reporter…
Ici, après avoir regardé les empreintes de la bicyclette qui suivaient, aller et retour, les pas élégants, je crus pouvoir intervenir.
«La bicyclette explique la disparition des pas grossiers de l’assassin, fis-je. L’assassin, aux pas grossiers, est monté à bicyclette… Son complice, «l’homme aux pas élégants», était venu l’attendre au bord de l’étang, avec la bicyclette. On peut supposer que l’assassin agissait pour le compte de l’homme aux pas élégants?
– Non! non! répliqua Rouletabille avec un étrange sourire… J’attendais ces pas-là depuis le commencement de l’affaire. Je les ai, je ne vous les abandonne pas. Ce sont les pas de l’assassin!
– Et les autres pas, les pas grossiers, qu’en faites-vous?
– Ce sont encore les pas de l’assassin.
– Alors, il y en a deux?
– Non! Il n’y en a qu’un, et il n’a pas eu de complice…
– Très fort! très fort! cria de sa place Frédéric Larsan.
– Tenez, continua le jeune reporter, en nous montrant la terre remuée par des talons grossiers; l’homme s’est assis là et a enlevé les godillots qu’il avait mis pour tromper la justice, et puis, les emportant sans doute avec lui, il s’est relevé avec ses pieds à lui et, tranquillement, a regagné, au pas, la grande route, en tenant sa bicyclette à la main. Il ne pouvait se risquer, sur ce très mauvais sentier, à courir à bicyclette. Du reste, ce qui le prouve, c’est la marque légère et hésitante de la bécane sur le sentier, malgré la mollesse du sol. S’il y avait eu un homme sur cette bicyclette, les roues fussent entrées profondément dans le sol… Non, non, il n’y avait là qu’un seul homme: L’assassin, à pied!
– Bravo! Bravo!» fit encore le grand Fred…
Et, tout à coup, celui-ci vint à nous, se planta devant M. Robert Darzac et lui dit:
«Si nous avions une bicyclette ici… nous pourrions démontrer la justesse du raisonnement de ce jeune homme, monsieur Robert Darzac… Vous ne savez pas s’il s’en trouve une au château?
– Non! répondit M. Darzac, il n’y en a pas; j’ai emporté la mienne, il y a quatre jours, à Paris, la dernière fois que je suis venu au château avant le crime.
– C’est dommage!» répliqua Fred sur le ton d’une extrême froideur.
Et, se retournant vers Rouletabille:
«Si cela continue, dit-il, vous verrez que nous aboutirons tous les deux aux mêmes conclusions. Avez-vous une idée sur la façon dont l’assassin est sorti de la «Chambre Jaune»?
– Oui, fit mon ami, une idée…
– Moi aussi, continua Fred, et ce doit être la même. Il n’y a pas deux façons de raisonner dans cette affaire. J’attends, pour m’expliquer devant le juge, l’arrivée de mon chef.
– Ah! Le chef de la Sûreté va venir?
– Oui, cet après-midi, pour la confrontation dans le laboratoire, devant le juge d’instruction, de tous ceux qui ont joué ou pu jouer un rôle dans le drame. Ce sera très intéressant. Il est malheureux que vous ne puissiez y assister.
– J’y assisterai, affirma Rouletabille.
– Vraiment… vous êtes extraordinaire… pour votre âge! répliqua le policier sur un ton non dénué d’une certaine ironie… Vous feriez un merveilleux policier… si vous aviez un peu plus de méthode… Si vous obéissiez moins à votre instinct et aux bosses de votre front. C’est une chose que j’ai déjà observée plusieurs fois, monsieur Rouletabille: vous raisonnez trop… Vous ne vous laissez pas assez conduire par votre observation… Que dites-vous du mouchoir plein de sang et de la main rouge sur le mur? Vous avez vu, vous, la main rouge sur le mur; moi, je n’ai vu que le mouchoir… Dites…
– Bah! fit Rouletabille, un peu interloqué, l’assassin a été blessé à la main par le revolver de Mlle Stangerson!
– Ah! observation brutale, instinctive… Prenez garde, vous êtes trop «directement» logique, monsieur Rouletabille; la logique vous jouera un mauvais tour si vous la brutalisez ainsi. Il est de nombreuses circonstances dans lesquelles il faut la traiter en douceur, «la prendre de loin»… Monsieur Rouletabille, vous avez raison quand vous parlez du revolver de Mlle Stangerson. Il est certain que «la victime» a tiré. Mais vous avez tort quand vous dites qu’elle a blessé l’assassin à la main…
– Je suis sûr!» s’écria Rouletabille…
Fred, imperturbable, l’interrompit:
«Défaut d’observation!… défaut d’observation!…
L’examen du mouchoir, les innombrables petites taches rondes, écarlates, impressions de gouttes que je retrouve sur la trace des pas, au moment même où le pas pose à terre , me prouvent que l’assassin n’a pas été blessé. «L’assassin, monsieur Rouletabille, a saigné du nez!…»
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