Avec le temps aussi, il était devenu capable de rendre quelques petits services. Il était certaines commissions faciles dont on pouvait le charger. Il arrosait les fleurs, il allait appeler un domestique, il savait porter une lettre à la poste de Bréchy. Même, ses progrès avaient été assez sensibles pour inspirer des doutes à quelques paysans défiants, lesquels prétendaient que Cocoleu n'était pas si «innocent» qu'il en avait l'air, que c'était «un malin» au contraire, qui faisait la bête pour bien vivre sans travailler.
– Nous le tenons! crièrent enfin quelques voix; le voilà! le voilà!…
La foule s'écarta vivement, et presque aussitôt, maintenu et poussé en avant par plusieurs hommes, un jeune garçon parut.
– Il s'était caché là-bas, derrière une haie, disaient ces hommes, et il ne voulait pas venir, le mâtin!
Le désordre des vêtements de Cocoleu attestait en effet une résistance opiniâtre.
C'était un garçon de dix-huit ans, imberbe, très grand, extraordinairement maigre, et si dégingandé qu'il en paraissait contrefait. Une forêt de rudes cheveux roux s'emmêlait au-dessus de son front étroit et fuyant. Et ses petits yeux, sa large bouche meublée de dents aiguës, son nez, largement épaté, et ses immenses oreilles donnaient à sa physionomie une expression étrange d'effarement et d'idiotisme, et aussi, pourtant, de ruse bestiale.
– Qu'est-ce que nous allons en faire? demandèrent les paysans à M. Séneschal.
– Il faut le conduire au juge d'instruction, mes amis, répondit le maire, là, dans la petite maison où vous avez porté monsieur de Claudieuse…
– Et il faudra bien qu'il parle, grondèrent les paysans. Tu entends, n'est-ce pas? Allons! arrive…
Mettant leur amour-propre à lutter de flegme et d'impassibilité, ni le docteur Seignebos, ni M. Galpin-Daveline n'avaient fait un mouvement pour reconnaître ce qui se passait au-dehors.
Le médecin s'apprêtait à reprendre son opération, et méthodiquement, tranquille autant que s'il eût été chez lui, dans son cabinet, il lavait l'éponge dont il venait de se servir et essuyait ses pinces et ses bistouris.
Le juge d'instruction, lui, debout au milieu de la chambre, les bras croisés, semblait suivre de l'œil, dans le vide, d'insaisissables combinaisons. Peut-être songeait-il que sa bonne étoile l'avait enfin guidé vers cette cause retentissante qu'il avait si longtemps et si inutilement appelée de tous ses vœux.
Mais M. de Claudieuse était loin de partager leur indifférence. Il s'agitait sur son lit, et dès que M. Séneschal et M. Daubigeon reparurent, pâles et bouleversés:
– Pourquoi tout ce tumulte? interrogea-t-il.
Et lorsqu'on lui eut appris la catastrophe:
– Mon Dieu!… s'écria-t-il, et moi qui gémissais de me voir en partie ruiné. Deux hommes morts!… Voilà le vrai malheur!… Pauvres gens, victimes de leur courage! Bolton, un garçon de trente ans! Guillebault, un père de famille, qui laisse cinq enfants sans soutien!…
La comtesse, qui rentrait, avait entendu les derniers mots prononcés par son mari.
– Tant qu'il nous restera une bouchée de pain, interrompit-elle, d'une voix profondément troublée, ni la mère de Bolton, ni les enfants de Guillebault ne manqueront de rien!
Elle n'en put dire davantage. Les paysans qui avaient découvert Cocoleu envahissaient la chambre, poussant devant eux leur prisonnier.
– Où est le juge? demandaient-ils. Voilà un témoin…
– Quoi! Cocoleu! s'écria le comte.
– Oui, il sait quelque chose, il l'a dit, il faut qu'il le répète à la justice et que l'incendiaire soit retrouvé.
M. Seignebos avait froncé le sourcil. Il exécrait Cocoleu, ce cher docteur, dont la vue lui rappelait cette fameuse expérience dont on fait encore des gorges chaudes à Sauveterre.
– Est-ce que véritablement vous allez l'interroger? demanda-t-il à M. Galpin-Daveline.
– Pourquoi non? fit sèchement le juge.
– Parce qu'il est complètement imbécile, monsieur, stupide, idiot. Parce qu'il est incapable de saisir la valeur de vos questions et la portée de ses réponses.
– Il peut nous fournir un indice précieux, monsieur…
– Lui!… un être dénué de raison!… Vous n'y pensez pas! Il est impossible que la justice tienne compte des réponses incohérentes d'un fou!
Le mécontentement de M. Galpin-Daveline se traduisait par un redoublement de roideur.
– Je sais ce que j'ai à faire, monsieur, dit-il.
– Et moi, riposta le médecin, je connais mon devoir. Vous avez requis le concours de mes lumières, je vous l'apporte. Je vous déclare que l'état mental de ce garçon est tel qu'il ne saurait être entendu, même à titre de renseignements. J'en appelle à monsieur le procureur de la République.
Il espérait un mot d'encouragement de M. Daubigeon. Le mot ne venant pas:
– Prenez garde, monsieur, ajouta-t-il, vous vous engagez dans une voie sans issue. Que ferez-vous si ce malheureux répond à vos questions par une accusation formelle? Poursuivrez-vous celui qu'il accusera?
Les paysans écoutaient, bouche béante, cette discussion.
– Oh! Cocoleu n'est pas tant innocent qu'on croit, fit l'un d'eux.
– Il sait bien dire ce qu'il veut, le mâtin! ajouta un autre.
– Je lui dois, en tout cas, la vie de mes enfants, prononça doucement Mme de Claudieuse. Il s'est souvenu d'eux lorsque j'étais comme frappée de vertige et que tout le monde les oubliait. Approche, Cocoleu, approche, mon ami, n'aie pas peur, personne ici ne te veut de mal…
Il était bien besoin de ces bonnes paroles. Effrayé au-delà de toute expression par les brutalités dont il venait d'être l'objet, le pauvre idiot tremblait si fort que ses dents en claquaient.
– Je… je n'ai pas… pas… peur…, bégaya-t-il.
– Une fois encore, je proteste, insista le médecin.
Il venait de reconnaître qu'il n'était pas seul de son avis.
– Je crois, en effet, qu'il est peut-être dangereux d'interroger Cocoleu, dit M. de Claudieuse.
– Je le crois aussi, appuya M. Daubigeon.
Mais le juge était le maître de la situation, armé des pouvoirs presque illimités que la loi confère au magistrat instructeur.
– Je vous en prie, messieurs, fit-il d'un ton qui ne souffrait pas de réplique, laissez-moi agir à ma guise. (Et s'étant assis, et s'adressant à Cocoleu): Voyons, mon garçon, reprit-il de sa meilleure voix, écoute-moi bien et tâche de me comprendre. Sais-tu ce qu'il y a eu, cette nuit, au Valpinson?
– Le feu, répondit l'idiot.
– Oui, mon ami, le feu, qui a détruit la maison de tes bienfaiteurs, le feu où viennent de périr deux pauvres pompiers… Et ce n'est pas tout: on a essayé d'assassiner le comte de Claudieuse. Le vois-tu, dans ce lit, blessé et couvert de sang? Vois-tu la douleur de madame de Claudieuse?…
Cocoleu comprenait-il? Sa figure grimaçante ne trahissait rien de ce qui pouvait se passer en lui.
– Absurdité! grommelait le docteur. Témérité! Ténacité!
M. Galpin-Daveline l'entendit.
– Monsieur! prononça-t-il vivement, ne m'obligez pas à me rappeler qu'il y a là, tout près, des gens chargés de faire respecter mon caractère… (Et revenant au pauvre idiot): Tous ces malheurs, mon ami, poursuivit-il, sont l'œuvre d'un lâche incendiaire. Tu le détestes, n'est-ce pas, ce misérable, tu le hais?…
– Oui, dit Cocoleu.
– Tu désires qu'il soit puni…
– Oui, oui!
– Eh bien! il faut m'aider à le découvrir, pour qu'il soit arrêté par les gendarmes, mis en prison et jugé. Tu le connais, tu as dit toi-même que tu le connaissais…
Il s'arrêta, et au bout d'un instant, Cocoleu se taisant toujours:
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