- Et le pire, reprit la lavandière, c'est que la pauvrette n'est pas morte tout de suite. Elle s'est réveillée quand on l'a décrochée!
Les mots se brisèrent dans sa gorge. Incapable de continuer, elle détourna les yeux et fixa le sommet du dôme. Au léger mouvement de ses lèvres, Machiavel comprit qu'elle priait.
- Savez-vous ce qu'a vu la religieuse?
La vieille femme répondit à la place de la lavandière:
- Elle a entrevu plusieurs tueurs. Un très grand et un autre beaucoup plus petit.
- Ils étaient seulement deux?
- Non, souffla-t-elle à voix plus basse, il y en avait un autre. C'était un moine! Un moine de San Marco!
- Elle l'a reconnu?
- Non, mais elle a bien vu sa robe. Noire et blanche!
La vieille avait éructé plus qu'elle n'avait parlé. Un homme à la peau trouée par la vérole se joignit à la conversation:
- Ce ne peut être que ce damné dominicain! On en a tous assez de lui et de ses suppôts! Ils ont déjà brûlé nos bordels et nos tavernes, et maintenant ils tuent nos petites!
- C'est bien vrai, renchérit la vieille, il faut que ça cesse! On va leur faire payer!
Le murmure de la foule grossit peu à peu, jusqu'à se transformer en un grondement sourd. Des cris de colère fusèrent de toutes parts:
- À mort, le moine!
- Pendons-les tous!
- Savonarole, tueur d'enfants, tu vas payer pour tes crimes!
Effrayé par la violence de la réaction populaire, Machiavel repoussa Boccadoro vers le coin le plus reculé de la place.
Parmi tous ces gens, beaucoup avaient assisté aux sermons de Savonarole et participé à ses processions. Une semaine auparavant, ils auraient été prêts à tout pour le défendre et voilà qu'à présent, ils criaient leur haine et leur soif de vengeance. Les excès de Valori et de ses partisans avaient suscité un immense mouvement de rejet. Leur violence se retournait contre eux. L'enchaînement des événements était effrayant, tant il laissait entrevoir leur inévitable issue.
Il était temps de mettre Boccadoro à l'abri, avant que la colère du peuple ne devienne incontrôlable. En s'éloignant, Machiavel se retourna une dernière fois sur la foule qui ne cessait d'affluer devant le baptistère.
Le doute se transforma en certitude: il était déjà beaucoup trop tard.
15
Marsilio Ficino habitait à quelques rues seulement du monastère de San Marco, au cœur de la zone menacée par les émeutiers. Annalisa ouvrit la porte. Un large sourire aux lèvres, elle se jeta dans les bras de son fiancé, mais esquissa un geste de recul quand elle aperçut sa compagne.
- Annalisa, je te présente Boccadoro.
La nièce de Ficino contempla la prostituée avec un mélange de froideur et de méfiance.
- Enchantée, se contenta-t-elle de dire, sur un ton qui signifiait exactement le contraire.
- Moi aussi. Je suis ravie de te connaître.
Boccadoro avait parlé avec lenteur, en insistant sur chacun des mots qu'elle avait prononcés et sans jamais la quitter des yeux.
Machiavel se sentit soudain coupable d'être tombé si facilement sous le charme de la prostituée. L'irrésistible fascination qu'elle exerçait sur les hommes pesait sur chacun de ses gestes. En sa présence, il se sentait comme un insecte face à une bougie, conscient de courir le risque de se brûler s'il s'approchait trop, mais incapable de se libérer de son champ d'attraction.
Il se rapprocha d'Annalisa et ses doigts glissèrent sur ceux de la jeune femme. Ce geste presque imperceptible suffit à la rassurer. Elle recula d'un pas et leur fit signe de la suivre.
Marsilio Ficino dînait lorsque les visiteurs firent leur entrée. Il se leva pour les accueillir. Attablés face à lui devant un énorme plat de pâtes, Guicciardini se figea. Le long vermicelle qu'il était en train d'aspirer resta pendu dans le vide. Vettori fit preuve d'une plus grande sobriété et se contenta de contempler la prostituée d'un œil concupiscent.
Gêné par la réaction de ses amis, Machiavel fit néanmoins les présentations:
- Boccadoro, je te présente Marsilio Ficino, le dernier philosophe digne de ce nom. Les deux nigauds au fond sont Francesco Vettori et Piero Guicciardini.
Ce dernier se dressa sur ses pieds. Sa chaise se renversa dans un vacarme épouvantable.
- Tu peux m'appeler Ciccio. Mes amis m'appellent comme ça.
Vettori se releva à son tour et s'approcha de Boccadoro en contournant la table. Il prit les doigts de la prostituée entre les siens et posa ses lèvres sur le revers de sa main.
- Je suis Francesco. Si tu as besoin d'aide, je serai là.
- Merci, j'y songerai... bredouilla-t-elle.
- J'y compte bien!
Devant le trouble de son interlocutrice, Vettori finit par lâcher sa main et retourna s'asseoir.
- Vous devez avoir faim, non? demanda la nièce de Ficino.
En réalité, sa question s'adressait surtout à Machiavel, mais Boccadoro acquiesça.
- Bien, je vais vous chercher des pâtes.
- Attends!
La voix de Boccadoro s'était élevée si brusquement qu'Annalisa sursauta.
- Puis-je t'aider?
- Euh... Oui, bien sûr...
Côte à côte, les deux femmes sortirent de la pièce. Ficino les suivit des yeux, puis se tourna vers Machiavel:
- As-tu entendu les dernières nouvelles, Niccolò?
- Il est difficile d'y échapper.
- Qu'en penses-tu?
- Je vous connais trop bien pour ignorer que votre question n'est pas dépourvue d'arrière-pensées...
- J'ai effectivement mon idée, mais je suis sans doute devenu trop prudent avec l'âge. J'attends de toi la confirmation de mon hypothèse.
- C'est trop simple. Ils savent toujours exactement ce qu'ils font. Ils sont trop malins pour se laisser surprendre ainsi.
- Ils se seraient fait repérer intentionnellement, alors? demanda Guicciardini dans un nouveau bruit de mastication. C'est une nouvelle mise en scène?
- J'en ai l'impression.
Ficino intervint à nouveau:
- Je suis heureux de voir que les ans n'ont pas encore infligé à mon cerveau de dommages irréversibles. C'est exactement la conclusion à laquelle j'étais parvenu.
- Mais pourquoi ont-ils pris un tel risque? s'interrogea Vettori. Ils ont failli se faire arrêter!
- Tout était calculé, Francesco. La religieuse qui les a surpris était parfaitement inoffensive. Ils voulaient seulement être vus pour qu'on sache qui ils sont... ou plutôt qui leur chef est censé être.
- Savonarole...
- Personne ne l'a reconnu avec certitude, reprit Ficino, mais tous les indices sont là. Un moine, qui plus est un dominicain... C'est amplement suffisant pour l'accuser.
Machiavel fit une moue dubitative.
- Cela n'avait rien à voir. C'était à moi que le nain en voulait ce jour-là.
- Pardonne-moi cette constatation, Niccolò... Néanmoins, même si j'en suis très heureux, je doute qu'il ait pu te manquer deux fois de suite.
- Vous insinuez qu'il m'a laissé la vie sauve à dessein?
- Plus j'y songe et plus je suis convaincu que tu sers d'appât depuis le début. Je ne sais pas pourquoi ils t'ont choisi, mais ils semblent contrôler chacun de tes gestes.
Machiavel se remémora les événements de la semaine écoulée. Tout s'enchaînait parfaitement dans son esprit.
- Saint-Malo m'a attiré dans cette ruelle et son tueur m'a bloqué la route. Je n'avais d'autre choix que de me jeter dans les bras de Savonarole...
- J'en ai bien peur.
- Mais pourquoi?
- Pour créer de toutes pièces une relation entre Savonarole et les meurtres. Même s'il n'y est pour rien, il était là quand le nain a massacré ces malheureux. Dans l'esprit des gens, il est désormais impliqué. C'est cela qui compte.
- Personne ne va se laisser abuser par un plan si grossier!
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