Soderini éprouvait une répulsion particulière pour toute forme excessive de vanité, surtout lorsqu'elle était à ce point teintée de suffisance, aussi ne s'attarda-t-il pas plus sur cet être méprisable.
Sur un simple geste de Valori, le grondement de la foule cessa.
- Comptez-vous laisser ces assassins agir ainsi en toute impunité, Excellence?
- Qu'est-ce que cela signifie, Valori? Sous-entendriez-vous que nous ne faisons pas tout notre possible pour les retrouver?
- J'observe simplement les faits, Excellence. Trois morts hier parmi nos frères, un autre aujourd'hui. À ce rythme, la ville va bientôt être dépeuplée. Vos efforts tardent à porter leurs fruits.
Soderini ne voulait pas donner sa colère en pâture à ses adversaires. Il fît son possible pour calmer la rage qui montait en lui.
- Vous avez peut-être une meilleure stratégie que la nôtre?
Valori le fixa sans ciller.
- Il n'y a qu'une seule manière d'éliminer définitivement les germes du mal: il faut les brûler à la racine.
- Je doute que ce soient là les instructions de votre chef.
- Savonarole est incapable d'agir. Nous ne pouvons plus nous contenter de belles paroles. Nous voulons des actes.
- Et que comptez-vous faire?
- Nous allons fouiller les lieux de débauche de la ville et nous retrouverons ces tueurs. Nous anéantirons en même temps tout ce qui mine les fondements de notre civilisation.
- Vous êtes complètement fou. Vous allez provoquer une guerre civile!
- Seul le feu purifiera Florence.
La voix vibrante, Valori se tourna vers la foule et leva les bras au ciel:
- Mes frères, voulez-vous assister plus longtemps à la déchéance de notre cité?
Un "non" unanime jaillit simultanément des gorges de la centaine d'adolescents qui entouraient l'orateur, aussitôt repris par la multitude qui se massait devant l'église.
Encouragé par la réaction de la foule, Valori poursuivit:
- Êtes-vous prêts à combattre la vermine jusqu'à son anéantissement? Êtes-vous prêts à répandre le sang et les flammes?
- Oui! hurla la meute, qui n'attendait plus qu'un ordre pour se mettre en branle.
- Alors propagez-vous dans la ville, fouillez-en les moindres recoins et détruisez tous les repaires du diable!
Soderini fit une ultime tentative pour empêcher la catastrophe qu'il voyait se dessiner devant lui:
- Vous commettez une terrible erreur! Calmez vos fidèles pendant qu'il en est encore temps...
- C'est trop tard. Vous avez échoué à nettoyer toute cette fange. Laissez donc faire ceux qui ne craignent pas de se salir.
- Je vous en supplie... Vous faites le jeu des tueurs. Vous vous comportez exactement comme ils l'avaient prévu. C'est ce qu'ils veulent depuis le début: vous provoquer, vous pousser à la révolte.
- On ne peut retenir la colère avec de simples mots, Excellence. Le mouvement est lancé. Nul ne peut plus l'arrêter.
Soderini fit un signe discret à Malatesta. Entouré de quelques-uns de ses soldats, le mercenaire s'avança vers Tommaso Valori. Voyant qu'on voulait arrêter leur chef, ses jeunes fidèles repoussèrent les hommes du gonfalonier.
La voix de Valori s'éleva une dernière fois du cœur de la foule:
- Allez, mes frères, et brûlez tous les lieux de luxure et de perversion! Que le Seigneur vous protège et vous bénisse tous!
Le parvis de l'église Santa Croce se vida en quelques minutes à peine. D'un même mouvement, les partisans de Savonarole s'étaient déversés dans les rues environnantes, incapables de contrôler plus longtemps la colère attisée par Tommaso Valori avec un savoir-faire digne des meilleurs sermons de son maître.
Impuissant à contenir cette troupe immense qui hurlait son amour de Dieu, Soderini s'assit sur les marches de l'église. Le destin était en route et il ignorait tout à fait comment l'arrêter. Juste au-dessus de sa tête, la gueule grande ouverte, le démon sculpté sur le portail de l'église semblait rire de toutes ses dents.
Les soldats observaient leur chef, dans l'attente d'un ordre. Silencieux, le mercenaire alla s'asseoir aux côtés du gonfalonier. On ne pouvait pas plus endiguer une telle tempête qu'une épidémie de peste. Valori avait sans doute raison: seul le feu pourrait venir à bout d'un mal si profond. Or Malatesta était bien incapable de prévoir dans quel sens le vent de la haine allait pousser les flammes.
Parmi les rares personnes encore présentes sur la place se trouvait Bernardo Rucellai, toujours flanqué d'Antonio Malegonnelle. Impassibles, les deux hommes commentèrent brièvement la situation à voix basse avant de s'éloigner sans hâte particulière. Non loin se tenait donna Stefania. Elle aperçut la large silhouette de Piero Guicciardini à quelques mètres d'elle à peine. Le jeune homme la fixait d'un air interrogateur.
L'éclair dans les yeux de donna Stefania lui fit comprendre qu'elle l'avait reconnu. La maquerelle se retourna vers le gonfalonier. Celui-ci semblait avoir totalement oublié sa présence. Avec une lenteur calculée, elle s'approcha de l'adolescent. Au moment où elle passa à sa hauteur, elle feignit de trébucher sur une dalle mal scellée. D'un geste vif, Guicciardini la retint par la taille juste avant qu'elle ne s'écroule sur le sol. Elle profita de l'instant où son corps entra en contact avec celui de l'adolescent pour lui susurrer quelques mots à l'oreille: - Tu cherches toujours Boccadoro?
- Oui, se contenta-t-il de répondre d'un imperceptible mouvement des lèvres.
- Viens chez moi ce soir, à minuit précis. Passe par-derrière.
Elle se redressa aussitôt et le contempla comme s'il s'était agi d'un parfait inconnu.
- Je vous remercie, articula-t-elle d'une voix aussi froide que possible.
Guicciardini lui adressa un sourire poli, mais la petite femme s'était déjà éloignée d'un pas rapide.
Par groupes de quinze ou vingt, les jeunes partisans de Savonarole s'étaient répandus dans les rues, brûlant et dévastant tout ce qui symbolisait à leurs yeux la corruption de l'âme florentine. Rien n'avait résisté à leur furie. Salles de jeu, bordels, tavernes, ils avaient tout ravagé sans la moindre hésitation.
Armée d'un solide tison, Teresa était parvenue à repousser la première vague d'assaillants. Très vite, elle fut cependant contrainte de se barricader à l'intérieur. Sa digue de fortune, faite de tables poisseuses et de chaises lustrées par d'innombrables postérieurs, se révéla malheureusement trop fragile pour empêcher l'inéluctable dénouement.
Une fenêtre céda d'abord, puis la porte s'effondra dans un craquement sourd. Par dizaines, les jeunes combattants de Dieu s'engouffrèrent dans les brèches et se mirent en devoir de briser tout ce qui pouvait l'être.
Malgré sa résistance farouche, Teresa fut traînée dehors par quelques bras trop puissants même pour sa carcasse robuste. Assise sur le sol, elle assista impuissante à la destruction du fruit de trente années de labeur. Le bâtiment tout entier s'embrasa en quelques instants, après qu'une main anonyme eut lancé une torche sur le toit de chaume.
Attisée par l'écroulement brutal de ses idéaux, la haine monta en elle aussi vite que le feu le long des poutres de sa taverne. Comme beaucoup, elle avait cru en Savonarole. Même s'il n'était pas directement responsable du délire mystique de ses troupes, le dominicain était coupable. Il n'avait pas su empêcher que les espoirs qu'il avait fait naître fussent détournés de leur cours. Le rêve d'une cité unie et apaisée par le miracle de la foi était un leurre.
Savonarole allait devoir payer le prix de cette désillusion.
En attendant, la gargotière ruinée comptait bien se venger sur le premier vaurien passant à sa portée. Elle s'aperçut qu'il ne restait plus personne devant les ruines fumantes de son établissement. Les adolescents étaient déjà partis en quête d'un autre temple du vice à détruire.
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