Comme l’agent de la Sûreté se taisait, il insista:
– Répondez.
– Qui sait? fit M. Lecoq.
– Pourquoi chercher à m’abuser? reprit le père Plantat. N’ai-je pas, autant que vous, l’expérience des choses de la justice? Si Trémorel est jugé, c’en est fait de Laurence. Et je l’aime! Oui, à vous j’ose l’avouer, à vous je laisse voir l’immensité de mon malheur, je l’aime comme jamais je ne l’ai aimée. Elle est déshonorée, vouée au mépris, elle adore peut-être ce misérable dont elle va avoir un fils, qu’importe? Tenez, je l’aime mille fois plus qu’avant sa faute, car alors je l’aimais sans espoir, tandis que maintenant…
Il s’arrêta, épouvanté de ce qu’il allait dire. Il baissait les yeux sous le regard de l’agent de la Sûreté, rougissant de cet espoir honteux et pourtant si humain qu’il venait de laisser entrevoir.
– Vous savez tout, maintenant, reprit-il d’un ton plus calme; consentirez-vous à m’assister. Ah! si vous vouliez m’aider, je ne croirais pas m’acquitter envers vous en vous donnant la moitié de ma fortune, et je suis riche…
M. Lecoq l’arrêta d’un geste impérieux.
– Assez, monsieur, dit-il d’un ton amer, assez, de grâce. Je puis rendre un service à un homme que j’estime, que j’aime, que je plains de toute mon âme, mais ce service je ne saurais le lui vendre.
– Croyez, balbutia le père Plantat interdit, que je ne voulais pas…
– Si, monsieur, si, vous vouliez me payer. Oh ne vous défendez pas, ne niez pas. Il est, je ne le sais que trop, de ces professions fatales où l’homme et la probité semblent compter pour rien. Pourquoi m’offrir de l’argent? Quelle raison avez-vous de me juger vil à ce point qu’on puisse acheter mes complaisances. Vous êtes donc comme les autres, qui ne sauraient se faire une idée de ce qu’est un homme dans ma position! Si je voulais être riche, plus riche que vous, monsieur le juge de paix, je le serais dans quinze jours. Ne devinez-vous donc pas que je tiens entre mes mains l’honneur et la vie de cinquante personnes? Croyez-vous que je dis tout ce que je sais? J’ai là – et il se frappait le front – vingt secrets que je vendrais demain, si je voulais, cent mille francs pièce, et ce serait donné.
Il était indigné, on le voyait, mais sous sa colère on sentait une certaine résignation désolée. Bien des fois il avait eu à repousser des offres semblables.
– Allez donc, poursuivit-il, lutter contre un préjugé établi depuis des siècles. Allez donc dire qu’un agent de la Sûreté est honnête, et il ne peut pas ne pas l’être, qu’il est dix fois plus honnête que n’importe quel négociant ou quel notaire, parce qu’il a dix fois plus de tentations sans avoir les bénéfices de son honnêteté. Dites cela, et on vous rira au nez. Je puis, demain, ramasser d’un coup de filet impunément, sans crainte, un million au moins. Qui s’en doute et qui m’en sait gré? J’ai ma conscience, c’est vrai, mais un peu de considération ne me déplairait pas. Lorsqu’il me serait si facile d’abuser de ce que je sais, de ce qu’on a été contraint de me confier ou de ce que j’ai surpris, il y a peut-être quelque mérite à ne pas abuser. Et que cependant demain, le premier venu, – un banquier véreux, un négociant convaincu de faillite frauduleuse, un chevalier d’industrie, un notaire qui joue à la Bourse – se trouve forcé de remonter le boulevard avec moi, il se croira compromis. Un homme de la police, fi donc! «Console-toi, va, me disait Tabaret, mon maître et mon ami, le mépris de ces gens-là n’est qu’une forme de la crainte.»
Le père Plantat était consterné. Comment, lui, un vieux juge délicat, plein de prudence et de finesse, avait-il pu commettre une si prodigieuse maladresse? Il venait de blesser et de blesser cruellement, cet homme si bien disposé pour lui, et dont il avait tout à attendre.
– Loin de moi, monsieur, commença-t-il, l’intention offensante que vous me supposez. Vous vous êtes mépris au sens d’une de ces phrases sans signification précise, qu’on laisse échapper sans réflexion et qui n’ont aucune importance.
M. Lecoq se calmait.
– Soit. Étant plus que les autres exposé aux offenses, vous me pardonnerez d’être plus susceptible. Quittons ce sujet qui m’est pénible et revenons au comte de Trémorel.
Le juge de paix se demandait s’il allait oser reparler de ses projets, la délicatesse de M. Lecoq qui le remettait sur la voie, le toucha singulièrement.
– Je n’ai plus qu’à attendre votre décision, dit-il.
– Je ne vous dissimulerai pas, reprit l’agent de la Sûreté, que vous me demandez une chose bien difficile, et qui, de plus, est contre mon devoir. Mon devoir me commande de rechercher M. de Trémorel, de l’arrêter et de le livrer à la justice; vous me priez, vous, de le soustraire à l’action de la loi.
– C’est au nom d’une infortunée que vous savez innocente.
– Une seule fois dans ma vie, monsieur, j’ai sacrifié mon devoir. Je n’ai pas su résister aux larmes d’une pauvre vieille mère qui embrassait mes genoux en me demandant grâce pour son fils. J’ai sauvé ce fils et il est devenu un honnête homme. Pour la seconde fois, je vais aujourd’hui outrepasser mon droit, risquer une tentative que ma conscience me reprochera peut-être: je me rends à vos instances.
– Oh! monsieur, s’écria le père Plantat transporté, que de reconnaissance!
Mais l’agent de la Sûreté restait grave, presque triste, il réfléchissait.
– Ne nous berçons pas d’un espoir qui peut être déçu, reprit-il. Je n’ai pas deux moyens d’arracher à la Cour d’assises un criminel comme Trémorel, je n’en ai qu’un seul; réussira-t-il?
– Oui, oui, si vous le voulez.
M. Lecoq ne put s’empêcher de sourire de la foi du vieux juge de paix.
– Je suis certes un habile agent, répondit-il, mais je ne suis qu’un homme et je ne puis répondre des résolutions d’un autre homme. Tout dépend d’Hector. S’il s’agissait de tout autre coupable, je vous dirais: Je suis sûr. Avec lui, je vous l’avoue franchement, je doute. Nous devons surtout compter sur l’énergie de M lleCourtois. Elle est énergique, m’avez-vous dit?
– Elle est l’énergie même.
– Alors bon espoir. Mais éteindrons-nous vraiment cette affaire? Qu’arrivera-t-il quand on retrouvera la dénonciation de Sauvresy, qui doit être cachée quelque part au Valfeuillu, et que Trémorel n’a pu découvrir?
– On ne la retrouvera pas, répondit vivement le père Plantat.
– Croyez-vous?
– J’en suis sûr.
M. Lecoq arrêta sur le vieux juge de paix un de ces regards qui font monter la vérité au front de ceux qu’on interroge, et dit simplement:
– Ah!
Et il pensait:
«Enfin! je vais donc savoir d’où vient le dossier qui nous a été lu l’autre nuit et qui est de deux écritures différentes.»
Après un moment d’hésitation.
– J’ai remis mon existence entre vos mains, monsieur Lecoq, dit le père Plantat, je puis bien vous confier mon honneur. Je vous connais, je sais que, quoi qu’il arrive…
– Je me tairai, vous avez ma parole.
– Eh bien! le jour où j’ai surpris Trémorel chez Laurence, j’ai voulu changer en certitude les soupçons que j’avais et j’ai brisé l’enveloppe du dépôt de Sauvresy.
– Et vous ne vous en êtes pas servi!
– J’étais épouvanté de mon abus de confiance. Puis, avais-je le droit de ravir sa vengeance à ce malheureux qui s’était laissé mourir pour se venger?
– Mais vous l’avez rendue à M mede Trémorel cette dénonciation.
– C’est vrai, mais Berthe avait un vague pressentiment du sort qui lui était réservé. Quinze jours à peu près avant le crime elle est venue me confier le manuscrit de son mari, qu’elle avait pris soin de compléter. Je devais briser les cachets et lire si elle venait à mourir de mort violente.
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