Denis Diderot - Entretien d'un père avec ses enfants

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Denis Diderot

Entretien d'un père avec ses enfants

NOTICE PRÉLIMINAIRE

On lit dans la Correspondance de Grimm, mars 1771:

«M. Diderot, maître coutelier à Langres, mourut en 1759, généralement regretté dans sa ville, laissant à ses enfants une fortune honnête pour son état, et une réputation de vertu et de probité désirable en tout état. Je le vis trois mois avant sa mort. En allant à Genève, au mois de mars 1759, je passai exprès par Langres, et je m'applaudirai toute ma vie d'avoir connu ce vieillard respectable. Il laissa trois enfants: un fils aîné, Denis Diderot, né en 1713, c'est notre philosophe; une fille d'un cœur excellent et d'une fermeté de caractère peu commune, qui, dès l'instant de la mort de sa mère, se consacra entièrement au service de son père et de sa maison, et refusa, par cette raison, de se marier; un fils cadet qui a pris le parti de l'Église: il est chanoine de l'église cathédrale de Langres et un des grands saints du diocèse. C'est un homme d'un esprit bizarre, d'une dévotion outrée et à qui je crois peu d'idées et de sentiments justes. Le père aimait son fils aîné d'inclination et de passion; sa fille, de reconnaissance et de tendresse; et son fils cadet, de réflexion, par respect pour l'état qu'il avait embrassé. Voilà des éclaircissements qui m'ont paru devoir précéder le morceau que vous allez lire.»

Le testament, si fâcheusement retrouvé, a servi de donnée à une pièce intitulée: Une Journée de Diderot , dont nous dirons quelques mots dans la Notice placée en tête du Neveu de Rameau .

ENTRETIEN D'UN PÈRE AVEC SES ENFANTS

OU
DU DANGER DE SE METTRE AU-DESSUS DES LOIS

Mon père, homme d'un excellent jugement, mais homme pieux, était renommé dans sa province pour sa probité rigoureuse. Il fut, plus d'une fois, choisi pour arbitre entre ses concitoyens; et des étrangers qu'il ne connaissait pas lui confièrent souvent l'exécution de leurs dernières volontés. Les pauvres pleurèrent sa perte, lorsqu'il mourut. Pendant sa maladie, les grands et les petits marquèrent l'intérêt qu'ils prenaient à sa conservation. Lorsqu'on sut qu'il approchait de sa fin, toute la ville fut attristée. Son image sera toujours présente à ma mémoire; il me semble que je le vois dans son fauteuil à bras, avec son maintien tranquille et son visage serein. Il me semble que je l'entends encore. Voici l'histoire d'une de nos soirées, et un modèle de l'emploi des autres.

C'était en hiver. Nous étions assis autour de lui, devant le feu, l'abbé, ma sœur et moi. Il me disait, à la suite d'une conversation sur les inconvénients de la célébrité: «Mon fils, nous avons fait tous les deux du bruit dans le monde, avec cette différence que le bruit que vous faisiez avec votre outil vous ôtait le repos; et que celui que je faisais avec le mien ôtait le repos aux autres.» Après cette plaisanterie, bonne ou mauvaise, du vieux forgeron, il se mit à rêver, à nous regarder avec une attention tout à fait marquée, et l'abbé lui dit: «Mon père, à quoi rêvez-vous?

– Je rêve, lui répondit-il, que la réputation d'homme de bien, la plus désirable de toutes, a ses périls, même pour celui qui la mérite.» Puis, après une courte pause, il ajouta: «J'en frémis encore, quand j'y pense… Le croiriez-vous, mes enfants? Une fois dans ma vie, j'ai été sur le point de vous ruiner; oui, de vous ruiner de fond en comble.

L'ABBÉ

Et comment cela?

MON PÈRE

Comment? Le voici…

Avant que je commence (dit-il à sa fille), sœurette 1 1 Nous rétablissons ce terme familier d'après l'édition originale. Les suivantes l'ont remplacé par petite sœur . , relève mon oreiller qui est descendu trop bas; (à moi) et toi, ferme les pans de ma robe de chambre, car le feu me brûle les jambes… Vous avez tous connu le curé de Thivet 2 2 Village situé entre Chaumont et Langres. (Note de l'édition de Brière.) ?

MA SŒUR

Ce bon vieux prêtre, qui, à l'âge de cent ans, faisait ses quatre lieues dans la matinée?

L'ABBÉ

Qui s'éteignit à cent et un ans, en apprenant la mort d'un frère qui demeurait avec lui, et qui en avait quatre-vingt-dix-neuf?

MON PÈRE

Lui-même.

L'ABBÉ

Eh bien?

MON PÈRE

Eh bien, ses héritiers, gens pauvres et dispersés sur les grands chemins, dans les campagnes, aux portes des églises où ils mendiaient leur vie, m'envoyèrent une procuration, qui m'autorisait à me transporter sur les lieux, et à pourvoir à la sûreté des effets du défunt curé leur parent. Comment refuser à des indigents un service que j'avais rendu à plusieurs familles opulentes? J'allai à Thivet; j'appelai la justice du lieu; je fis apposer les scellés, et j'attendis l'arrivée des héritiers. Ils ne tardèrent pas à venir; ils étaient au nombre de dix à douze. C'étaient des femmes sans bas, sans souliers, presque sans vêtements, qui tenaient contre leur sein des enfants entortillés de mauvais tabliers; des vieillards couverts de haillons qui s'étaient traînés jusque-là, portant sur leurs épaules avec un bâton, une poignée de guenilles enveloppées dans une autre guenille; le spectacle de la misère la plus hideuse. Imaginez, d'après cela, la joie de ces héritiers à l'aspect d'une dizaine de mille francs qui revenait à chacun d'eux; car, à vue de pays, la succession du curé pouvait aller à une centaine de mille francs au moins. On lève les scellés. Je procède, tout le jour, à l'inventaire des effets. La nuit vient. Ces malheureux se retirent; je reste seul. J'étais pressé de les mettre en possession de leurs lots, de les congédier, et de revenir à mes affaires. Il y avait sous un bureau un vieux coffre, sans couvercle et rempli de toutes sortes de paperasses; c'étaient de vieilles lettres, des brouillons de réponses, des quittances surannées, des reçus de rebut, des comptes de dépenses, et d'autres chiffons de cette nature; mais, en pareil cas, on lit tout, on ne néglige rien. Je touchais à la fin de cette ennuyeuse révision, lorsqu'il me tomba sous les mains un écrit assez long; et cet écrit, savez-vous ce que c'était? Un testament! un testament signé du curé! Un testament, dont la date était si ancienne, que ceux qu'il en nommait exécuteurs n'existaient plus depuis vingt ans! Un testament où il rejetait les pauvres qui dormaient autour de moi, et instituait légataires universels les Frémins, ces riches libraires de Paris, que tu dois connaître, toi. Je vous laisse à juger de ma surprise et de ma douleur; car, que faire de cette pièce? La brûler? Pourquoi non? N'avait-elle pas tous les caractères de la réprobation? Et l'endroit où je l'avais trouvée, et les papiers avec lesquels elle était confondue et assimilée, ne déposaient-ils pas assez fortement contre elle, sans parler de son injustice révoltante? Voilà ce que je me disais en moi-même; et me représentant en même temps la désolation de ces malheureux héritiers spoliés, frustrés de leur espérance, j'approchais tout doucement le testament du feu; puis, d'autres idées croisaient les premières, je ne sais quelle frayeur de me tromper dans la décision d'un cas aussi important, la méfiance de mes lumières, la crainte d'écouter plutôt la voix de la commisération, qui criait au fond de mon cœur, que celle de la justice, m'arrêtaient subitement; et je passai le reste de la nuit à délibérer sur cet acte inique que je tins plusieurs fois au-dessus de la flamme, incertain si je le brûlerais ou non. Ce dernier parti l'emporta; une minute plus tôt ou plus tard, c'eût été le parti contraire. Dans ma perplexité, je crus qu'il était sage de prendre le conseil de quelque personne éclairée. Je monte à cheval dès la pointe du jour; je m'achemine à toutes jambes vers la ville; je passe devant la porte de ma maison, sans y entrer; je descends au séminaire qui était alors occupé par des Oratoriens, entre lesquels il y en avait un distingué par la sûreté de ses lumières et la sainteté de ses mœurs: c'était un père Bouin, qui a laissé dans le diocèse la réputation du plus grand casuiste.

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