Маргерит Юрсенар - Les mémoires d'Hadrien
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J’avais seize ans : je revenais d’une période d’apprentissage auprès de la Septième Légion, cantonnée à cette époque en pleines Pyrénées, dans une région sauvage de l’Espagne Citérieure, très différente de la partie méridionale de la péninsule où j’avais grandi. Acilius Attianus, mon tuteur, crut bon de contrebalancer par l’étude ces quelques mois de vie rude et de chasses farouches. Il se laissa sagement persuader par Scaurus de m’envoyer à Athènes auprès du sophiste Isée, homme brillant, doué surtout d’un rare génie d’improvisateur. Athènes immédiatement me conquit ; l’écolier un peu gauche, l’adolescent au cœur ombrageux goûtait pour la première fois à cet air vif, à ces conversations rapides, à ces flâneries dans les longs soirs roses, à cette aisance sans pareille dans la discussion et la volupté. Les mathématiques et les arts m’occupèrent tour à tour, recherches parallèles ; j’eus aussi l’occasion de suivre à Athènes un cours de médecine de Léotichyde. La profession de médecin m’aurait plu ; son esprit ne diffère pas essentiellement de celui dans lequel j’ai essayé de prendre mon métier d’empereur. Je me passionnai pour cette science trop proche de nous pour n’être pas incertaine, sujette à l’engouement et à l’erreur, mais rectifiée sans cesse par le contact de l’immédiat et du nu. Léotichyde prenait les choses du point de vue le plus positif : il avait élaboré un admirable système de réduction des fractures. Nous marchions le soir au bord de la mer : cet homme universel s’intéressait à la structure des coquillages et à la composition des boues marines. Les moyens d’expérimentation lui manquaient ; il regrettait les laboratoires et les salles de dissection du Musée d’Alexandrie, qu’il avait fréquenté dans sa jeunesse, le choc des opinions, l’ingénieuse concurrence des hommes. Esprit sec, il m’apprit à préférer les choses aux mots, à me méfier des formules, à observer plutôt qu’à juger. Ce Grec amer m’a enseigné la méthode.
En dépit des légendes qui m’entourent, j’ai assez peu aimé la jeunesse, la mienne moins que toute autre. Considérée pour elle-même, cette jeunesse tant vantée m’apparaît le plus souvent comme une époque mal dégrossie de l’existence, une période opaque et informe, fuyante et fragile. Il va sans dire que j’ai trouvé à cette règle un certain nombre d’exceptions délicieuses, et deux ou trois d’admirables, dont toi même, Marc, auras été la plus pure. En ce qui me concerne, j’étais à peu près à vingt ans ce que je suis aujourd’hui, mais je l’étais sans consistance. Tout en moi n’était pas mauvais, mais tout pouvait l’être : le bon ou le meilleur étayait le pire. Je ne pense pas sans rougir à mon ignorance du monde, que je croyais connaître, à mon impatience, à une espèce d’ambition frivole et d’avidité grossière. Faut-il l’avouer ? Au sein de la vie studieuse d’Athènes, où tous les plaisirs trouvaient place avec mesure, je regrettais, non pas Rome elle-même, mais l’atmosphère du lieu où se font et se défont continuellement les affaires du monde, le bruit de poulies et de roues de transmission de la machine du pouvoir. Le règne de Domitien s’achevait ; mon cousin Trajan, qui s’était couvert de gloire sur les frontières du Rhin, tournait au grand homme populaire ; la tribu espagnole s’implantait à Rome. Comparée à ce monde de l’action immédiate, la bien-aimée province grecque me semblait somnoler dans une poussière d’idées respirées déjà ; la passivité politique des Hellènes m’apparaissait comme une forme assez basse de renonciation. Mon appétit de puissance, d’argent, qui est souvent chez nous la première forme de celle-ci, et de gloire, pour donner ce beau nom passionné à notre démangeaison d’entendre parler de nous, était indéniable. Il s’y mêlait confusément le sentiment que Rome, inférieure en tant de choses, regagnait l’avantage dans la familiarité avec les grandes affaires qu’elle exigeait de ses citoyens, du moins de ceux d’ordre sénatorial ou équestre. J’en étais arrivé au point où je sentais que la plus banale discussion au sujet de l’importation des blés d’Égypte m’en eût appris davantage sur l’État que toute La République de Platon. Déjà, quelques années plus tôt, jeune Romain rompu à la discipline militaire, j’avais cru m’apercevoir que je comprenais mieux que mes professeurs les soldats de Léonidas et les athlètes de Pindare. Je quittai Athènes sèche et blonde pour la ville où des hommes encapuchonnés de lourdes toges luttent contre le vent de février, où le luxe et la débauche sont privés de charmes, mais où les moindres décisions prises affectent le sort d’une partie du monde, et où un jeune provincial avide, mais point trop obtus, croyant d’abord n’obéir qu’à des ambitions assez grossières, devait peu à peu perdre celles-ci en les réalisant, apprendre à se mesurer aux hommes et aux choses, à commander, et, ce qui finalement est peut-être un peu moins futile, à servir.
Tout n’était pas beau dans cet avènement d’une classe moyenne vertueuse qui s’établissait à la faveur d’un prochain changement de régime : l’honnêteté politique gagnait la partie à l’aide de stratagèmes assez louches. Le Sénat, en mettant peu à peu toute l’administration entre les mains de ses protégés, complétait l’encerclement de Domitien à bout de souffle ; les hommes nouveaux, auxquels me rattachaient tous mes liens de famille, n’étaient peut-être pas très différents de ceux qu’ils allaient remplacer ; ils étaient surtout moins salis par le pouvoir. Les cousins et les neveux de province s’attendaient au moins à des places subalternes ; encore leur demandait-on de les remplir avec intégrité. J’eus la mienne : je fus nommé juge au tribunal chargé des litiges d’héritages. C’est de ce poste modeste que j’assistai aux dernières passes du duel à mort entre Domitien et Rome. L’empereur avait perdu pied dans la Ville, où il ne se soutenait plus qu’à coups d’exécutions, qui hâtaient sa fin ; l’armée tout entière complotait sa mort. Je compris peu de chose à cette escrime plus fatale encore que celle de l’arène ; je me contentais d’éprouver pour le tyran aux abois le mépris un peu arrogant d’un élève des philosophes. Bien conseillé par Attianus, je fis mon métier sans trop m’occuper de politique.
Cette année de travail différa peu des années d’étude : le droit m’était inconnu ; j’eus la chance d’avoir pour collègue au tribunal Nératius Priscus, qui consentit à m’instruire, et qui est resté jusqu’au jour de sa mort mon conseiller légal et mon ami. Il appartenait à ce type d’esprits, si rares, qui, possédant à fond une spécialité, la voyant pour ainsi dire du dedans, et d’un point de vue inaccessible aux profanes, gardent cependant le sens de sa valeur relative dans l’ordre des choses, la mesurent en termes humains. Plus versé qu’aucun de ses contemporains dans la routine de la loi, il n’hésitait jamais en présence d’innovations utiles. C’est grâce à lui, plus tard, que j’ai réussi à faire opérer certaines réformes. D’autres travaux s’imposèrent. J’avais conservé mon accent de province ; mon premier discours au tribunal fit éclater de rire. Je mis à profit mes fréquentations avec les acteurs, par lesquelles je scandalisais ma famille : les leçons d’élocution furent pendant de longs mois la plus ardue, mais la plus délicieuse de mes tâches, et le mieux gardé des secrets de ma vie. La débauche même devenait une étude durant ces années difficiles : je tâchais de me mettre au ton de la jeunesse dorée de Rome ; je n’y ai jamais complètement réussi. Par une lâcheté propre à cet âge, dont la témérité toute physique se dépense ailleurs, je n’osais qu’à demi me faire confiance à moi-même ; dans l’espoir de ressembler aux autres, j’émoussai ou j’aiguisai ma nature.
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