Je voulais qu’ils connaissent au moins de vue les lieux communs de notre patrimoine ; je m’en faisais un devoir, moi qui ne suis pas très habité par le sens du devoir. Châteaux de la Loire, ossuaire de Douaumont, pont sur le Gard, Mont-Saint-Michel, arènes de Nîmes, Locronan, Conques, Riquewihr, aiguille d’Étretat, Domrémy, gorges du Tarn, hospices de Beaune, Cordes et Gordes et les Baux et Beaumont-en-Auge, baie des Anges, le mont Sainte-Odile et le moulin de Daudet à Fontvieille, cathédrales, bastides, rivages — je leur ai tout infligé. Au énième monument il fallait écourter la visite, ils se fichaient éperdument des amours de Diane de Poitiers, des fortifications de Vauban et des saints du tympan de Chartres. En manière de revanche, ils braillaient à tue-tête du Balavoine dans la voiture, il fallait promettre piscine ou télé pour avoir un semblant de paix. Je ne regrette rien, eux non plus : de ces voyages, outre le bonheur d’être ensemble, il leur reste le sentiment — imprécis — que leur pays recèle des trésors fabuleux. Presque aussi fabuleux que notre village. Tôt ou tard ils iront contempler ce qu’ils ont ingurgité, et ils seront encore plus fiers d’être français. Ce qui ne les empêchera pas d’aller voir ailleurs, le monde est vaste et il y a de la matière poétique à profusion sous toutes les latitudes. J’ai pas mal bourlingué, souvent avec bonheur et jamais sans profit ; rien ne m’a autant subjugué que nos joyaux paysagers ou architecturaux : à l’aune de Chambord, la joliesse du Taj Mahal m’a paru presque insignifiante. Le reste à l’avenant.
S’agissant de l’amour de la France, les trémolos seraient ridicules, et plus encore les lamentos : le couple que nous formons, elle et moi, ne cesse de célébrer ses noces et quoi qu’on entende ici et là, son « identité » tient la route — nationale, départementale, vicinale. Que l’état de la civilisation occidentale, dont elle procède, soit calamiteux, c’est une autre affaire. À supposer que cette civilisation s’effondre, hypothèse hélas très plausible, l’âme de la France survivra. Elle ne peut pas mourir, la chamade qu’elle bat en moi est si printanière. Elle permettra peut-être à notre postérité de rebâtir sur les ruines. Peut-être pas. Pour l’heure, c’est le plus beau pays du monde, le plus gracieux, le plus spirituel, le plus agréable à vivre. En dépit de ses défauts, le peuple français a des réserves inépuisables de vigueur, d’astuce et de générosité. J’écris cela en toute connaissance de la déprime qui périodiquement enténèbre nos compatriotes. Ils ont une pente à l’autodénigrement, une autre au nihilisme. Ils sont même assez maso pour se persuader qu’ailleurs ils se porteraient mieux et selon la mode du moment les voilà soviétomanes ou anglomanes. Ils vont chercher des « modèles » à Katmandou, à La Havane ou dans la Silicon Valley. Ça leur passe comme ça leur est venu, c’est juste un symptôme de cette versatilité un peu puérile qui n’avait pas échappé à Jules César. Du reste ça ne concerne que les « élites » : le gros de la troupe, grâce au ciel, est parfaitement heureux de vivre en France, fût-ce sur un carré de bitume. Le Français émigre peu, et pas longtemps ; il faut toujours la carotte d’une prime pour qu’il daigne s’expatrier.
Depuis la nuit des temps le clocher de mon village sonne les heures, monotonement, langoureusement. En l’écoutant psalmodier, dans un silence immémorial, c’est l’histoire de France qui défile — une cohorte de gueux, de preux et de pieux dont la geste m’oblige, autant qu’elle m’émeut. Car ce n’est pas rien d’être français ; quinze siècles au moins nous assignent un rôle. Lequel ? On ne sait pas, on a juste le sentiment qu’un privilège aussi inouï exige sa dîme. À défaut de prouesses, puisque le temps de la chevalerie semble révolu, le devoir de Français exige de nous la conscience de notre aubaine, et l’affichage de notre bonheur. Ce livre n’est rien d’autre qu’un chant d’allégresse et un témoignage de gratitude. Je veux l’écrire comme je respire, en amoureux.
Sans lui je n’aurais pas été le même, et mon patriotisme n’aurait pas ce tour d’arrogance candide. D’Artagnan, c’est le frère aîné que je n’ai pas eu, le complice qui m’a manqué pour échanger les mots de passe au seuil de l’aventure. La vie qu’il a menée, la France qu’il a servie, c’est la substance de mon éthique, de mon esthétique, de ma politique. Je l’aime et je l’admire, il m’a appris à dilapider l’existence au débotté, à la diable et en toute désinvolture avec des amoureuses en croupe, des escales dans les tavernes, de vrais amis pour remettre ça et l’honneur cornélien en guise de morale.
À l’âge où mes copains cherchaient une « cause » entre Sartre et Guevara, j’avais déjà lu Les Trois Mousquetaires de Dumas. Ma cause, c’était ce bivouac endiablé où quatre drilles accommodaient l’héroïsme de la chevalerie à la sauce épicurienne. À la française. À la gasconne. Athos était le plus admirable, mais il entrait trop de désespoir dans son absolutisme, c’est d’Artagnan qui — de loin — me ressemblait le plus. Son orgueil puéril. Son insouciance zébrée de foucades qui emballaient la monture. Les minettes que j’embarquais sur ma Mobylette, je les décrétais Constance si elles me voulaient du bien, Milady si elles préféraient les play-boys en décapotable. Nos escapades de lycéens buissonniers n’aboutissaient qu’à des clairières où mes mains tâtonnaient sous des jupes plissées. N’importe : nous avions séché un cours et attenté aux mœurs bourgeoises des Bonacieux, l’ivresse subséquente avait à voir avec cette incroyable escroquerie amoureuse, une nuit de printemps, sur la place Royale, chez Milady. Je doutais de tout, je doutais de moi, mais je voulais tout étreindre. D’Artagnan m’avait déjà converti à un art de vivre incompatible avec le carriérisme. Ou le militantisme. Avec tous les « ismes ». Il m’a inculqué l’indifférence aux aléas, le culte de l’amitié, le goût de la fugue et aussi une certaine exigence d’altitude qui s’accommode de gamineries, de coquineries, jamais de mesquineries. Sans oublier l’art d’éclater de rire, car qui doute de tout ici-bas se fiche de tout et s’amuse de tout.
Comme il est tendre ce cadet qui verse un ruisseau de larmes à l’instant de quitter sa mère. Tendre mais assez fougueux pour provoquer Rochefort à Meung du haut de son « bidet jaunâtre ». C’est le début d’une cavalcade effrénée sur les champs de l’Histoire et ses chemins creux, la version romantique d’une chanson de geste. D’Artagnan s’acoquine avec les trois compères par la grâce de sa gaucherie de provincial. Dès lors, tout devient épique et drolatique, les duels avec les gardes du Cardinal, l’amour de Constance, le déjeuner de chocolat chez l’oncle de Porthos, la virée à Londres pour récupérer les ferrets de la Reine, le siège de La Rochelle, l’exécution nocturne de Milady. Puis les retrouvailles, vingt ans après, la Fronde qui les sépare, le serment de la place Royale qui les réunit, l’autre virée en Angleterre, Charles I ersous l’échafaud, le fantôme de Milady sous les traits abominables de son fils Mordaunt. Puis Bragelonne, le fils d’Athos et de la Chevreuse, les amourettes de Louis XIV et de La Vallière, l’arrestation de Fouquet, la fin de la récré à Maastricht. J’ai relu maintes fois Les Trois Mousquetaires et Vingt ans après , une seule fois Le Vicomte de Bragelonne car il m’est insupportable de les voir mourir. Surtout lui.
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