Louis-Ferdinand Céline - Mort à crédit

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Deuxième grand roman de Louis-Ferdinand Céline,
, publié en 1936, raconte l'enfance du Bardamu de
, paru quatre ans auparavant. Après un prologue situant son présent, médecin dans les années trente, le héros narrateur, Ferdinand, se rappelle ses jeunes années, dans un milieu petit bourgeois, vers 1900. Il est fils unique, élevé dans un passage parisien entre une grand-mère éducatrice fine et intuitive, une mère sacrificielle propriétaire d'un petit magasin de dentelles et objets de curiosité et un père violent et acariâtre, employé dans une compagnie d'assurances. Il grandit maladroitement, sans cesse victime des reproches amers de ses parents, multiplie les apprentissages et les échecs sentimentaux et professionnels, séjourne dans un collège anglais avant de voir son destin basculer avec la rencontre d'un inventeur loufoque, Léonard de Vinci de la fumisterie scientifique, pour vivre des aventures toujours tragi-comiques…
Texte des origines, marqué par le sceau de l'image maternelle,
est un parcours initiatique, tout en violence et en émotion, où les souvenirs s'accompagnent des misères et des révoltes de l'enfance. C'est aussi une formidable évocation de Paris au tournant du siècle, drôle et riche de cocasseries irrésistibles, dans un style propre à Céline, fait d'exclamation, cassant la syntaxe traditionnelle, transposant le parler populaire dru et vert dans le langage écrit. Un roman foisonnant où Céline raconte son enfance et sa jeunesse : « C'est sur ce quai-là, au 18, que mes bons parents firent de bien tristes affaires pendant l'hiver 92, ça nous remet loin.C'était un magasin de „Modes, fleurs et plumes“. Y avait en tout comme modèles que trois chapeaux, dans une seule vitrine, on me l'a souvent raconté. La Seine a gelé cette année-là. Je suis né en mai. C'est moi le printemps. » Quatrième de couverture

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Elle lui faisait comme ça la voix d’ange…

« C’est facile à dire ! qu’il hurlait… C’est facile à dire ! Nom de Dieu de sacré saloperie de Nom de Dieu de merde ! Tonnerre ! Vas-tu t’asseoir à la fin ? »

Le matin j’avertis ma mère…

« Dis donc, maman, aujourd’hui je serai pas revenu pour déjeuner… Je m’en vais encore jusqu’aux Lilas… Demander un peu pour mon usine…

— Alors écoute, Ferdinand, qu’elle me répond comme ça… J’ai bien pensé à une chose… Ce soir, je voudrais qu’Hortense me fasse la cuisine à fond… Ça va faire au moins deux mois que c’est répugnant ses casseroles, l’évier, les cuivres… Depuis que je suis malade, j’ai pas pu m’en occuper… Ça sent le graillon jusqu’au troisième… Si je l’envoie aux commissions, elle va encore lambiner, me rester des heures dehors, elle est bavarde comme une pie !… Elle s’incruste chez la fruitière… Elle en finit plus. Toi, puisque tu passes par là, du côté de la République… rentre donc un peu chez Carquois et ramène-moi pour ton père quatorze sous de leur très bon jambon… de la première qualité… tu sais ce que je veux dire ?… Du très frais et presque pas de gras… Tu le regarderas bien avant… Pour nous deux, il nous reste des nouilles, on les fera rebouillir un peu… et puis ramène-moi aussi trois cœurs à la crème en même temps et puis si tu peux te souvenir une laitue pas trop ouverte… Ça m’évitera de faire à dîner… Tu te souviendras de ça ! De la bière, nous en avons… Hortense va rapporter de la levure… Avec ton père et ses furoncles je crois que la salade c’est la meilleure chose pour le sang… Tu prendras avant de partir une pièce de cent sous dans ma bourse sur la cheminée de notre chambre. Compte surtout bien ta monnaie !… Sois bien rentré avant le dîner !… Veux-tu que je t’écrive tout ça ! Par la chaleur je me méfie des œufs pour ton père… Il a de l’entérite… et puis des fraises aussi d’ailleurs… Moi-même, ça me donne des rougeurs… alors lui avec ses nerfs !… Il vaut mieux faire attention… »

J’en savais assez, je pouvais m’en aller… J’ai pris les cent sous… Je suis sorti du Passage… Je suis resté un petit moment près du bassin square Louvois… Comme ça sur un banc je réfléchis… Pas plus de « Lilas » que de beurre au cul ! Par contre, j’avais un petit tubard à propos d’un façonnier, un petit bricoleur en chambre pour les accessoires d’étalage, les velours, les plaquettes. Quelqu’un m’en avait causé… Ça se passait rue Greneta au n° 8… C’était bien par acquit de conscience !… Il devait être environ neuf heures… Il faisait pas encore trop chaud… Je me dirige donc tout doucement. J’arrive à la porte… Je monte au cinquième… Je sonne, on m’entrouvre… La place était prise ! Ça va ! Y avait pas à insister… Ça me délivrait d’un seul coup ! Je redescends peut-être deux étages… Là, sur le palier du troisième je m’assois un petit instant, j’ôte mon col… Je réfléchis encore… En y pensant, repensant bien, je possédais une autre adresse, un maroquinier de luxe, tout au fin bout de la rue Meslay… C’était pas du pressé non plus… Je regarde le décor tout autour. Il était bien majestueux l’endroit… déglingué par les planchers, ça sentait vraiment mauvais à cause du moisi, des chiots… mais c’était tout de même des larges proportions, c’était grandiose… sûrement une ancienne demeure de michés du Siècle… Ça se voyait aux décorations, aux moulures, aux rampes entièrement forgées, aux marches en marbre et porphyre… C’était pas du toc !… Rien que du travail à la main !… Je les connaissais les choses de style ! Merde ! C’était vraiment magnifique !… Pas une patère simili !… Ça faisait comme un immense salon, où les gens s’arrêteraient plus… Ils entraient vite dans les turnes chercher leurs boulots dégueulasses. C’était bien fini de regarder… C’était moi le souvenir !… Et l’odeur pourrie.

Là, juste auprès de la fontaine je voyais tout le palier, j’étais bien assis… J’en demandais pas davantage… Y avait même encore toutes les vitres qui dataient de l’époque… des minuscules, des carrés couleurs, violets, vert bouteille, des roses… J’étais donc là, extrêmement calme, les gens faisaient pas attention… Ils allaient à leurs turbins… Je méditais à ma journée… Tiens ! j’aperçois une connaissance ! un grand double mètre, un barbichu qui montait… Il soufflait après la rampe… C’était un représentant, un bon gars d’ailleurs… un vrai loustic. Je l’avais pas revu depuis chez Gorloge… Il se défendait dans les gourmettes…, Il me reconnaît sur le palier… Il m’apostrophe d’une rampe à l’autre… Il me raconte ses petites histoires et puis il me demande à moi ce que je suis devenu depuis un an ?… Je lui énumère tous les détails… Il avait pas le temps de m’écouter, il partait tout juste en vacances… Au début de l’après-midi… Il en était tout guilleret de la perspective… Il me quitte donc assez rapidement… Il bondit là-haut quatre à quatre… Il fonçait chez son patron rentrer sa marmotte… Il avait juste ensuite le temps de sauter à la gare d’Orsay et de prendre le train pour la Dordogne… Il s’en allait pour huit jours. Il m’a souhaité bien de la chance… Je lui ai souhaité bien de l’amusement…

Mais il m’avait foutu la caille ce grand saucisson, avec son histoire de campagne… D’un seul coup, soudain, j’avais perdu toute ma contenance. Ah ! Je ferais plus rien de ma journée ! J’en étais absolument sûr !… Je pensais plus qu’aux batifoles, aux grands espaces, à la cambrousse ! Merde ! Il m’avait démoralisé… Ça me hantait subitement la manie de voir la verdure, les arbres, les plates-bandes… Je pouvais plus me contenir… Ça me poussait en frénésie ! Tonnerre de putain de nom de Dieu !… Je me dis : « Je vais aller faire tout de suite mes commissions pour la croûte !… » Voilà comme je pense… « Après j’irai aux Buttes-Chaumont !… D’abord débarrassons-nous ! Je rentrerai juste pour sept heures… Je serai libre tout l’après-midi ! » Bon !…

Je fonce au plus près… chez Ramponneau… Je me dépêche… au coin de la rue Étienne-Marcel… une charcuterie exemplaire… encore meilleure que chez Carquois… Un modèle de luxe à l’époque et de propreté… Je prends les quatorze sous de jambon… La sorte que mon père préférait, pour ainsi dire dépourvu de gras… La laitue, je la prends aux Halles à côté… Les cœurs à la crème aussi… On me prête même un récipient.

Me voilà parti tout doucement par le boulevard Sébastopol, la rue de Rivoli… Je réfléchis plus très bien ! Il faisait tellement étouffant qu’on avançait avec peine… On se traînait sous les arcades… tout au long des étalages… Je me dis « Va donc au Bois de Boulogne ! »… Je marche encore assez longtemps… Mais ça devenait impossible… impossible… Aux grilles des Tuileries j’oblique… Je traverse, je pénètre dans les jardins… y avait déjà une damnée foule… C’était pas commode du tout de trouver une place dans les herbes… et surtout à l’ombre… C’était beaucoup plus que comble…

Je me laisse un peu caramboler, je dégringole dans un glacis, au revers d’un remblai, dans les pourtours du grand bassin… C’était bien frais, bien agréable… Mais il survient juste alors toute une armée de cramoisis, une masse compacte, râlante, suifeuse, dégoulinante des quatorze quartiers d’alentour… Des immeubles entiers qui dégorgeaient toute leur camelote en plein sur les vastes pelouses, tous les locataires, les pipelettes, traqués par la canicule, les punaises, et l’urticaire… Ils déferlaient en plaisanteries, en fusées de quolibets… D’autres populaces s’annonçaient, effroyables, grondantes par le travers des Invalides…

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