Gorloge, enfin, s’est décidé, il a bien fallu qu’il s’élance. Les gendarmes sont revenus encore…
Le lendemain, je le vois, quand j’arrive, il était nippé en soldat et de pied en cap… Il avait mis l’énorme roupane, la godailleuse à deux boutons, les coins relevés en cornet de frite… Képi, pompon vert et grimpants garance assortis… Ainsi, il est descendu… Le petit Robert portait sa musette. Elle était sérieusement chargée, avec trois camemberts d’abord, et des « vivants » que tout le monde en faisait la remarque… Et deux litres de blanc et encore des petites canettes, un assortiment de chaussettes… et la chemise de nuit en tricot pour coucher dehors…
Les voisins sont tous descendus en foule des étages, en treillis, savates… Ils ont molardé tant et plus, ils ont rempli les paillassons… Ils ont souhaité bon courage. Je l’ai accompagné Gorloge, jusque devant la gare de l’Est, après le carrefour Magenta. Ça le souciait beaucoup de partir, au moment juste de cette commande. Il me répétait ses instructions. Il se tracassait infiniment de pas pouvoir finir lui-même… Enfin il m’a fait « Au revoir »… Il m’a recommandé d’être sage… Il a suivi la pancarte… C’était déjà rempli de griffetons tous les abords… Y avait des mecs qui râlaient qu’on barrait la route tous les deux à nous faire des boniments… Il a fallu que je me tire…
En arrivant rue Elzévir, quand je suis repassé devant la loge, la bignolle elle m’interpelle :
« Hé dis donc ! qu’elle me fait comme ça. Viens voir par ici, Ferdinand !… Alors dis donc, il est parti ?… Il s’est décidé quand même ! Eh bien il a réfléchi !… Il aura pas froid là-bas ! Il en aura des chaleurs ! Heureusement qu’il a pris de quoi boire. Il en rotera pour les manœuvres ! Merde ! La vache ! Il va transpirer ton cocu !… »
Elle me disait ça pour me mettre en train, pour me faire causer un peu. J’ai rien répondu. J’en avais plein le bouc des ragots. Ah ! oui alors ! Je devenais extrêmement soupçonneux… J’avais bien raison… Et pas encore assez d’ailleurs !… La suite me l’a bien prouvé.
Dès que le patron a mis les bouts, le petit Robert, il se tenait plus. Il voulait à toute force les voir, Antoine et la patronne en train de s’emmancher. Il disait que ça arriverait, que c’était fatal… Il était voyeur par nature.
Pendant toute la première semaine, on a pas aperçu grand-chose… Question de faire rouler l’atelier c’est moi qui passais à présent, rue de Provence et par le Boulevard à la pêche aux réparations… Je ramenais ce que je trouvais. C’était que juste suffisant. Je baladais plus ma collection. Ça m’aurait fait plutôt virer.
Antoine continuait le petit bonze, il le fignolait à ravir. Il était capable. Comme ça, vers la seconde semaine, la patronne a changé subitement de manière. Elle qu’était plutôt distante, qui me causait presque jamais tant que Gorloge était par là, d’un seul coup, elle devint aimable, engageante et personnelle. Je trouvais d’abord que c’était louche. Enfin tout de même j’ai pas tiqué. J’ai réfléchi que c’était peut-être parce que je devenais plus utile ?… Parce que je ramenais des petits boulots ?… Et cependant ça donnait pas de pèze… Il rentrait pas une seule facture…
Gorloge, qui se méfiait toujours… Il avait nettement spécifié qu’on encaisse pas une seule note ! Qu’il irait lui-même toucher ça aussitôt qu’il serait revenu. Il avait fait le « serre » aux clients.
Un matin arrivant de bonne heure, je trouve Mme Gorloge déjà levée, à se promener déjà dans la turne… Elle faisait semblant de chercher quelque chose le long de l’établi… Elle était en peignoir froufrou… Je la trouve très curieuse, singulière… Elle se rapproche. Elle me dit comme ça :
« Ferdinand ! En revenant ce soir de vos courses, vous seriez tout à fait gentil de me rapporter un petit bouquet, voulez-vous ? Ça égayerait bien la maison… » Elle pousse aussi un soupir… « Depuis le départ de mon mari, j’ai pas le courage de descendre. »
Elle dandinait des miches autour. Elle me faisait la séduction. C’était évident. La lourde était grande ouverte, celle de sa chambre. Je voyais son plumard… Je ne bronche pas… Je ne tente rien… Les autres remontent du bistrot, Antoine et Robert… Je ne fais aucune confidence…
Le soir, j’ai remonté trois pivoines. C’est tout ce que je pouvais acheter. On n’avait plus rien dans la caisse. De ma part c’était déjà bien. Je savais que je serais pas remboursé.
Et puis c’est Antoine à son tour, qui est devenu assez courtois et même absolument copain… Lui qui faisait que nous engueuler, une semaine auparavant… Il devenait charmeur… Il voulait même plus que je descende, que je reparte au tapin… Il me disait comme ça :
« Reposez-vous !… Restez un peu à l’atelier… Intéressez-vous aux bricoles !… vous reprendrez la tournée plus tard !… »
On avait beau lanterner, l’épingle était quand même finie… Elle est revenue du polisseur. C’était mon tour de la livrer… À ce moment-là juste, la patronne elle a reçu une lettre de Gorloge… Il recommandait qu’on ne se presse pas… qu’on le garde à la maison le bijou… Qu’on attende un peu son retour. Qu’il irait lui-même le porter au petit Chinois… Qu’en attendant si j’y tenais, je pouvais le montrer le beau bijou, à quelques clients amateurs…
Du coup, je ne fus plus tranquille ! Tout le monde l’admirait, c’est un fait, ce petit magot… Il était bien réussi sur son petit pavois, « Câkya-Mouni » tout en or !… Ça faisait du métal quand même à dix-huit carats !… Surtout à l’époque dont je cause ! On ne pouvait pas rêver mieux !… Tous les voisins, des connaisseurs, ils sont venus faire des compliments… Ça faisait honneur à la maison !… Le client aurait pas à se plaindre !… Gorloge rentrait que dix jours plus tard… Ça me laissait encore bien du temps, pour le promener dans les boutiques…
« Ferdinand ! qu’elle m’a conseillé la patronne, laissez-le donc le soir ici, dans votre tiroir… Personne n’y touchera vous savez ! Vous le reprendrez le lendemain matin ! »
Je préférais le garder dans ma fouille, le remporter à la maison. Je trouvais ça bien plus consciencieux… Je mettais même des épingles doubles, une de nourrice, une énorme, et deux petites de chaque côté… Tout le monde rigolait. « Il la perdra pas ! » qu’ils disaient.
Où il était notre atelier, comme ça en plein sous les ardoises, ça donnait une terrible chaleur, même à la fin du mois de septembre il faisait encore si crevant qu’on arrêtait pas de picoler.
Un tantôt à force, Antoine, il se tenait plus du tout en place. Il hurlait si fort ses chansons qu’on l’entendait dans toute la cour jusqu’au fond chez la concierge… Il s’était remonté de l’absinthe et des quantités de biscuits. On a tous cassé la croûte. C’est nous deux, Robert et moi, qui mettions à rafraîchir, sous les robinets du palier, toute la livraison des canettes. On les prenait à crédit, des paniers complets. Seulement y avait du tirage… les épiciers, ils faisaient vilain… C’était de la folie, dans un sens… Tout le monde avait perdu la boule, c’était l’effet de la canicule et de la liberté.
La patronne est venue avec nous. Antoine s’est assis contre elle. On rigolait de les voir peloter. Il lui cherchait ses jarretelles. Il lui retroussait ses jupons. Elle ricanait comme une bique. Y avait de quoi lui foutre une pâtée tellement qu’elle était crispante… Il lui a sorti un nichon. Elle restait comme ça devant, ravie. Il nous a versé tout le fond de sa bouteille. On l’a finie avec Robert. On a liché le verre. C’était meilleur que du banyuls… Finalement tout le monde était saoul. C’était la folie des sens… Alors Antoine, il lui a retroussé toutes ses cottes, à la patronne, comme ça d’un seul coup ! Haut par-dessus tête !… Il s’est redressé debout aussi, et puis telle quelle, emmitouflée, il l’a repoussée dans sa chambre. Elle se marrait toujours… Elle tenait le fou rire… Ils ont refermé la lourde sur eux… Elle arrêtait pas de glousser…
Читать дальше