Le petit André, qu’était lui tout à fait miteux, il touchait quand même 35 francs par mois. Il était pas plus exploitable… Mon père il s’écartelait l’imagination à propos de mon avenir, où j’allais pouvoir me caser ? Il comprenait plus… J’étais pas bon pour les bureaux… Encore pire que lui-même sans doute !… J’avais pas d’instruction du tout… Si je renâclais dans le commerce alors c’était un naufrage ! Il se mettait tout de suite en berne… Il implorait des secours. Je faisais pourtant des efforts… Je me forçais à l’enthousiasme… J’arrivais au magasin des heures à l’avance… Pour être mieux noté… Je partais après tous les autres… Et quand même j’étais pas bien vu… Je faisais que des conneries… J’avais la panique… Je me trompais tout le temps…
Il faut avoir passé par là pour bien renifler sa hantise… Qu’elle vous soye à travers les tripes, passée jusqu’au cœur…
Souvent j’en croise, à présent, des indignés qui ramènent… C’est que des pauvres culs coincés… des petits potes, des ratés jouisseurs… C’est de la révolte d’enfifré… c’est pas payé, c’est gratuit… Des vraies godilles…
Ça vient de nulle part… du Lycée peut-être… C’est de la parlouille, c’est du vent. La vraie haine, elle vient du fond, elle vient de la jeunesse, perdue au boulot sans défense. Alors celle-là qu’on en crève. Y en aura encore si profond qu’il en restera tout de même partout. Il en jutera sur la terre assez pour qu’elle empoisonne, qu’il pousse plus dessus que des vacheries, entre des morts, entre les hommes.
Chaque soir, en rentrant, ma daronne, elle me demandait si des fois j’avais pas reçu mon congé ?… Elle s’attendait toujours au pire. Pendant la soupe on en reparlait. C’était le sujet inépuisable. Si je la gagnerais jamais ma vie ?…
À force de causer comme ça, le pain sur la table, il me faisait un effet énorme. J’osais presque plus en demander. Je me dépêchais d’en finir. Ma mère aussi elle mangeait vite, mais je l’agaçais quand même :
« Ferdinand ! Encore une fois ! Tu vois même pas ce que tu manges ! Tu avales tout ça sans mâcher ! Tu engloutis tout comme un chien ! Regarde-moi un peu ta mine ! T’es transparent ! T’es verdâtre !… Comment veux-tu que ça te profite ! On fait pour toi tout ce qu’on peut ! mais tu la gâches ta nourriture ! »
Dans la réserve, le petit André, il profitait d’un certain calme. Lavelongue montait presque jamais. Pourvu qu’il peigne ses numéros on l’emmerdait pas beaucoup.
André, il aimait les fleurs, souvent c’est le cas pour les infirmes, il s’en rapportait de la campagne, il les faisait tenir dans des bouteilles… Il en garnissait toutes les solives de la cambuse… Un matin, il a ramené même un énorme paquet d’aubépines. Les autres, ils l’ont vu arriver… Ils ont trouvé que ça se pouvait pas. Ils ont tellement fait de réflexions autour de Lavelongue, qu’il est monté là-haut lui-même pour se rendre bien compte… André il s’est fait agonir, jeter tout le paquet dans la cour…
En bas dans les grands rayons, c’était que des bourriques, surtout les « expéditeurs » ; j’ai jamais connu des fumiers plus ragotards, plus sournois… Ils avaient rien à penser qu’à faire des paquets.
Y en avait un calicot, le grand Magadur, des « Envois-Paris » qu’était la pire des bourriques. C’est lui qui a monté André, qui m’a scié dans son estime… Ils faisaient souvent route ensemble depuis la Porte des Lilas… Il lui a fait tout un tabac, pour le détourner contre mezig… C’était facile, il était très influençable. Dans son coin, tout seul, des heures entières dans la réserve, il se rongeait facilement. Il suffisait qu’on le baratine, qu’on le mette un peu sur la défense. Il s’arrêtait plus… N’importe quel bobard ça prenait… J’arrive moi, je le trouve bouleversé…
« C’est vrai Ferdinand ? qu’il me demande. C’est vrai ? que tu veux prendre ma place ?… »
À l’agression, je comprenais plus… J’en étais tout cave… Ça me démontait comme surprise… Il a continué…
« Ah ! Je t’en prie va ! Te donne pas de mal ! Tout le monde le sait au magasin ! Y a que moi seul qui me doutais pas !… Je suis le con voilà tout !… »
Lui qu’était de couleur plutôt blême il a tourné jaune ; lui qu’était déjà affreux avec ses dents brèches, sa morve, il était plus du tout regardable dès qu’il se mettait en émoi. Sa gourme aussi plein la tête, ses cheveux en friche, son odeur. On pouvait plus rien lui causer… Il me faisait trop honte…
Plutôt qu’il me soupçonne de vouloir lui faucher son boulot… j’aurais préféré cent fois qu’on me foute à la porte tout de suite… Mais où aller après ça ? C’était des grandes résolutions… Bien au-dessus de tous mes moyens… Fallait au contraire que je m’accroche, que je m’évertue, que je m’innocente… J’ai essayé de le détromper. Il me croyait plus. L’autre charogne, le Magadur, il l’avait complètement tanné.
À partir de ce moment-là, il se méfiait à bloc de mes moindres intentions. Il me montrait plus jamais sa bite. Il craignait que j’aille répéter. Il allait seul aux chiots exprès pour fumer plus tranquillement. Il en parlait plus du Palais-Royal…
Entre deux virées au septième à me farcir tous les cargos, je me ratatinais sous le lambris, j’enlevais mes grolles, mon costard, j’attendais que ça passe…
André, il faisait semblant de pas me voir, il s’apportait exprès là-haut Les Belles Aventures Illustrées . Il les lisait pour lui seul. Il les étalait sur les planches… Si je lui causais, même au plus fort de ma voix… il faisait semblant de pas m’entendre. Il frottait ses chiffres à la brosse. Tout ce que je pouvais dire ou faire ça lui semblait louche. Dans son estime j’étais un traître. Si jamais il perdait sa place, il me l’avait souvent raconté, sa tante lui foutrait une telle danse, qu’il s’en irait à l’hôpital… Voilà ! C’était convenu depuis toujours… Tout de même moi je pouvais plus y tenir qu’il me considère comme une salope.
« Dis donc, André, que je lui ai fait, à bout d’astuce. Tu devrais tout de même bien te rendre compte, que c’est pas moi qui veux te virer !… »
Il me répondait rien encore, il continuait de marmonner dans ses images… Il se lisait tout haut. Je me rapproche… Je regarde aussi ce que ça racontait… C’était l’histoire du Roi Krogold… Je la connaissais bien moi l’histoire… Depuis toujours… Depuis la Grand-mère Caroline… On apprenait là-dedans à lire… Il avait qu’un vieux numéro, un seul exemplaire…
« Dis donc André, que je lui propose. Moi tu sais je connais toute la suite ! Je la connais par cœur !… » Il répondait toujours rien. Mais quand même je l’influençais… Il était intéressé… Il l’avait pas l’autre numéro…
« Tu vois », que j’enchaîne… Je profite de la circonstance. « Toute la ville de Christianie s’est réfugiée dans l’église… Dans la cathédrale, sous les voûtes, grandes comme quatre fois Notre-Dame… Ils se mettent tous à genoux… là-dedans… Tu entends ?… Ils ont peur du Roi Krogold… Ils demandent pardon au Ciel d’avoir trempé dans la guerre !… D’avoir défendu Gwendor !… Le Prince félon !… Ils savent plus où se déposer… Ils tiennent à cent mille sous la voûte !… Personne oserait plus sortir !… Ils savent même plus leurs prières tellement qu’ils en sont épouvantés !… Ils bafouillent à bloc ! les vieux, les marchands, les jeunes, les mères, les curés, les foireux, les petits enfants, les belles gonzesses, les archevêques, les sergents de ville, ils en font tous dans leurs frocs… Ils se prosternent les uns dans les autres… C’est un amalgame terrible… Ça grogne, ça gémit… Ils osent même plus respirer tellement l’heure est grave… Ils supplient… Ils implorent… Qu’il brûle pas tout le Roi Krogold… Mais seulement un peu les faubourgs… Qu’il brûle pas tout pour les punir !… Les Halles, ils y tiennent ! les greniers, la balance, le presbytère, la Justice et la Cathédrale !… La Sainte Christianie… La plus magnifique de toutes ! Ils savaient plus personne où se mettre ! Tellement qu’ils sont ratatinés… Ils savent plus comment disparaître…
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