J’ai été longtemps à me remettre. La convalescence elle a traîné encore deux mois. La maladie je l’avais eue grave… Elle a fini par des boutons… Le médecin est revenu souvent. Il a encore insisté pour qu’on m’envoye à la campagne… C’était bien facile à dire, mais on avait pas les moyens… On profitait de chaque occasion pour me faire prendre l’air.
Au terme de janvier, Grand-mère Caroline se tapait Asnières pour toucher l’argent de ses loyers. J’ai profité de la circonstance. Elle avait là deux pavillons, briques et torchis, rue de Plaisance, un petit et un moyen, en location ouvrière. C’était son rapport, son bien, son économie…
On s’est mis tous les deux en route. Pour moi, fallait qu’on aille doucement. Longtemps encore, j’ai été faible, je saignais du nez pour des riens et puis j’ai pelé complètement. En descendant devant la gare, c’est tout droit… l’Avenue Faidherbe… la Place Carnot… À la Mairie on tourne à gauche, tout de suite après on traverse le Jardin Public.
Au Boulodrome, entre la grille et la cascade y a la bande des gâteux marrants, les vieux pleins de verve, des plaisantins et des petits retraités bien râleux… Chaque fois qu’ils défoncent le jeu de quilles, c’est un vrai assaut d’esprit… Une fusée de quiproquos… Moi, je comprenais bien leurs astuces… et de mieux en mieux… Leur coup de pisser c’était le plus drôle… Ils se hâtaient derrière un arbre, chacun son tour… Ils avaient un mal incroyable… « Tu vas le faire tomber Toto !… » Voilà comment ils se causaient… Les autres reprenaient en chœur… Moi je les trouvais irrésistibles. Je rigolais tout haut et si fort que ma Grand-mère était gênée… Avec une belle bise d’hiver, à rester debout si longtemps… à écouter les calembours y avait de quoi paumer toutes les crèves…
Grand-mère, elle riait pas beaucoup, mais elle voulait bien que je m’amuse… C’était pas drôle à la maison… Elle se rendait bien compte… Ça c’était du plaisir pas cher… On est resté encore un peu… Finalement après le jeu de boules quand on a quitté les petits vieux, il faisait presque nuit…
Les pavillons à Caroline c’était plus loin que les Bourguignons… après la plaine aux Maraîchers… celle qui s’étendait à l’époque jusqu’aux bancs d’Achères…
Pour pas foncer dans les gadouilles, pour pas rester dans les terreaux, on avançait l’un derrière l’autre, sur une enfilade de planchettes… Il fallait faire gaffe à pas chahuter les châssis… des ribambelles remplies de boutures… Je rigolais encore moi derrière elle… Tout en respectant l’équilibre. Au souvenir des vives reparties… « Tu t’es donc amusé tant que ça ? quelle me demandait… Dis Ferdinand ? »
J’aimais pas moi, les questions. Je me renfrognais aussitôt… Avouer ça attire les malheurs.
On atteignait la rue de Plaisance. Là commençait notre vrai boulot. Pour toucher le terme c’était un drame… et la révolte des locataires. D’abord, ils nous faisaient des misères et puis on le touchait pas entier… Jamais… Ils se défendaient traîtreusement… Toujours leur pompe était cassée… C’était des palabres infinies… À propos de tout ils gueulaient et bien avant que Grand-mère leur cause… Leurs gogs ils fonctionnaient plus… Ils s’en plaignaient énormément… par toutes les fenêtres de la cambuse… Ils exigeaient qu’on leur débouche… Et séance tenante !… Ils avaient peur qu’on les écorche… Ils hurlaient pour pas qu’on parle de leurs quittances… Ils voulaient pas même les regarder… Leur tinette strictement bouchée, elle débordait jusqu’à la rue… L’hiver, bloquée par les glaces, au moindre effort de pression, elle craquait avec le morceau… Chaque fois c’était 80 francs… Ils abîmaient tout les charognes !… C’était leur revanche locative… Et puis aussi de se faire des mômes… Chaque fois y en avait des nouveaux… Et de moins en moins revêtus… Des tout nus même… Couchés au fond d’une armoire…
Les plus ivrognes, les plus salopes des locataires, ils nous traitaient comme du pourri… Ils surveillaient tous nos efforts pendant le renflouement. Ils venaient avec nous à la cave… Quand on partait chercher notre jonc… celui qui passait dans le siphon… C’était fini la plaisanterie… Grand-mère retroussait haut ses jupes avec des épingles de nourrice, elle se mettait en camisole. Et puis débutait la manœuvre… Il nous fallait beaucoup d’eau chaude. On la ramenait dans un broc de chez le cordonnier d’en face. Les locataires à aucun prix, ils auraient voulu en fournir. Alors, à un moment donné, Caroline trifouillait le tréfonds de la tinette. Elle enfonçait résolument, elle ramonait la marchandise. Le jonc aurait pas suffi. Elle s’y replongeait à deux bras, les locataires ils y venaient tous, avec leur marmaille, pour voir si on l’évacuait leur merde et puis les papiers… et les chiffons… Ils faisaient des tampons exprès… Caroline était pas rebutable, c’était une femme qui craignait rien…
Les locataires, ils se rendaient compte, une fois qu’elle était parvenue… que ça se remettait à couler… Ils reconnaissaient l’effort… Ils voulaient pas demeurer en reste… Ils finissaient par nous aider… Ils offraient le coup… Grand-mère trinquait avec eux… Elle était pas rancunière… On se souhaitait la bonne année… au bon cœur… à la complaisance… Ça faisait pas rappliquer le pognon… C’était des gens sans scrupules… En supposant qu’elle les vire, avant qu’ils libèrent leur case ils auraient eu le temps des vengeances… Ils auraient tout détérioré… Déjà c’était criblé de trous dans les deux cambuses… Quand on visitait les logements, on essayait nous de les boucher… Ça servait à rien du tout… Ils arrêtaient jamais d’en faire… On amenait exprès du mastic… Tuyaux, soupentes, murs et parquets c’étaient plus que des lambeaux, des reprises… Mais c’est à la cuvette des chiots qu’ils en voulaient davantage… Elle était fendue tout autour… Grand-mère en pleurait de la regarder… Pareil pour la grille du jardin… Ils l’avaient repliée sur elle-même… On aurait dit du réglisse… Un moment on leur avait mis une vieille concierge bien aimable… Elle avait pas duré huit jours… Elle s’était barrée, la bignole, horrifiée… En moins d’une semaine, deux locataires déjà qu’étaient montés pour l’étrangler… dans son lit… à propos des paillassons…
Les pavillons dont je cause, ils y sont toujours. Le nom de la rue seul a changé ; de « Plaisance » elle est devenue « Marne »… C’était la mode à un moment…
Bien des locataires ont passé, des solitaires, des familles entières, des générations… Ils ont continué de faire des trous, les rats aussi, les petites souris, les grillons et les cloportes… On les a plus du tout bouchés… C’est l’oncle Édouard qu’a repris tout ça. Les habitations à force de souffrir elles sont devenues des vraies passoires… Personne payait plus son terme… Les locataires avaient vieilli, ils étaient las des discussions… Mon oncle aussi fatalement… même des chiots ils en ont eu marre… Ils étaient plus déglingables. Ils avaient plus rien. Ils ont fait des débarras. Ils ont mis dedans leurs brouettes, les arrosoirs et leur charbon… À l’heure qu’il est, on ne sait même plus exactement qui les habite ces pavillons… Ils sont frappés d’alignement… Ils vont disparaître… On croit qu’ils sont dedans quatre ménages… Ils sont peut-être bien davantage… C’est des Portugais, semble-t-il…
Personne lutte pour l’entretien… Grand-mère, elle s’est tant donné de mal, ça lui a pas réussi… C’est de ça même qu’elle est morte au fond… C’est d’être restée en janvier, encore plus tard que d’habitude, à tripoter l’eau froide d’abord et puis l’eau bouillante… Exposée en plein courant d’air, à remettre de l’étoupe dans la pompe et à dégeler les robinets.
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