On s’est serré en nourriture, on a fait de plus en plus gaffe… Y avait plus lerche de margarine, ni d’huile, ni de sardines non plus… qu’on aimait énormément… C’est par le thon et les sardines qu’on a recommencé à pâtir… On pouvait plus faire de pommes frites !… On restait derrière nos persiennes… On surveillait les abords… On se méfiait d’être à la « brune » ajusté par un paysan… Il s’en montrait de temps à autre… Ils passaient avec leurs fusils le long des fenêtres, en vélo… Nous aussi on avait un flingue, un vieux canard chevrotine à deux percuteurs… et puis un pistolet à bourre… L’ancien fermier précédent il avait laissé les deux armes… Elles étaient toujours accrochées après la hotte, après un clou dans la cuistance.
Des Pereires, comme ça certain soir, comme on avait plus rien à faire et qu’on pouvait même plus sortir, il l’a redescendu le vieux flingot… il s’est mis à le nettoyer… à passer à la mèche avec une ficelle dans les deux canons… avec du pétrole… à faire marcher la gâchette… Je l’ai senti venir moi l’état de siège…
Il nous en restait plus que sept… quatre garçons, trois filles… On a écrit à leurs parents si ils voulaient pas nous les reprendre ?… que notre expérience agricole nous réservait quelques mécomptes… Que des circonstances imprévues nous obligeaient temporairement à renvoyer quelques pupilles.
Ils ont même pas répondu ces parents fumiers ! Absolument sans conscience !… Trop heureux qu’on se démerde avec… Du coup on a demandé aux mômes si ils voulaient qu’on les dépose dans un endroit charitable ?… Au Chef-Lieu du canton par exemple ?… En entendant ces quelques mots ils se sont rebiffés contre nous et de façon si agressive, si absolument rageuse, que j’ai cru un moment que ça finirait au massacre !… Ils voulaient plus rien admettre… Tout de suite on a mis les pouces… On leur avait donné toujours beaucoup trop d’indépendance et d’initiative à ces gniards salés pour pouvoir maintenant les remettre en cadence !… Haricots ! Bigorne !… Ils s’en branlaient d’aller en loques et de briffer au petit hasard… mais à quoi ils renâclaient horrible c’est quand on venait les emmerder !… Ils cherchaient même plus à comprendre !… Ils s’en touchaient des contingences !… On avait beau leur expliquer que c’est pas comme ça dans la vie… qu’on a tous nos obligations… que les honnêtes gens vous possèdent… tout au bout du compte… que de piquer à droite, à gauche, ça finit quand même par se savoir !… que ça se termine un jour très mal… Ils nous envoyaient rejaillir avec nos salades miteuses… Ils nous trouvaient fort écœurants… bien affreux cafards !… Ils refusaient tout ce qu’on prétendait… Ils refusaient d’entendre… Ça faisait une « Race Nouvelle » pépère. Dudule le mignard de la troupe, il est sorti chercher des œufs… Raymond osait plus… II était devenu trop grand… C’était un « radeau de la Méduse » le petit gniard Dudule… On faisait des vœux… des prières… tout le temps qu’il était dehors… pour qu’il revienne indemne et garni… Il a ramené un pigeon, on l’a bouffé cru tout comme avec des carottes itou… II connaissait sa campagne mieux que les chiens de chasse le Dudule !… À deux mètres on le repérait plus… Des heures… qu’il restait planqué pour calotter sa pondeuse… Sans lacet ! sans boulette ! sans cordon !… Avec deux petits doigts… Cuic ! Cuic !… Il me montrait la passe… C’était exquis comme finesse… « Tiens, dix ronds que je te la mouche… et tu l’entends pas ! »… C’était vrai, on entendait rien.
On a eu deux fenêtres de cassées dans la même semaine… D’autres péquenots en bicyclette qui passaient exprès en trombe… Ils nous lapidaient de plus en plus… Ils se planquaient, ils revenaient encore… Ça devenait infect comme rancune… Et on se tenait pourtant peinards !… On ripostait rien du tout !… Et on aurait certainement dû… c’était de la provocation !… Un bon coup de tromblon dans les fesses ! Nos pionniers, ils se montraient plus… Ils sortaient seulement avant l’aube, juste à peine une heure ou deux entre chien et loup… au tout petit matin pour y voir quand même un peu clair… Des clebs ils en avaient mis, les cultivateurs, dans tous les enclos du canton… Déchaînés, féroces, des monstres enragés !…
En plus, nous manquions bien de godasses pour ces terribles périples dans les sentiers en rocaille… C’était la torture !… Les mignards, même bien entraînés ils se coupaient souvent… Au petit jour, leurs fringues, sous la pluie, surtout comme ça début novembre, ça faisait des drôles de cataplasmes !… Ils toussaient de plus en plus fort… Ils avaient beau être solides et flibustiers et petites canailles !… ils étaient pas exempts de bronchite !… Dans les pistes de gros labours ils enfonçaient jusqu’aux fesses !… Au froid sec ils en pouvaient plus… C’était plus possible sans tatanes !… Ils auraient perdu leurs arpions… Au vent d’hiver, notre plateau, il prenait bien les bourrasques… C’était balayé du Nord !… Le soir on se réchauffait bien, mais on étouffait dans la crèche, tellement que la fumée bourrait !… rabattait du fond de la hotte !… C’était au bois tout humide, y avait plus de charbon depuis des semaines… on en pouvait plus… on éteignait tout !… On avait peur que ça reprenne… on jetait de l’eau sur les tisons… Les mêmes avaient plus qu’à se coucher…
Assez souvent vers minuit Courtial se relevait encore… Il pouvait pas s’endormir… Avec sa lanterne, la « sourde », il piquait vers le hangar, farfouiller un peu son système… le remettre pour quelques minutes en route… Sa femme tressautait dans sa paille, elle allait se rendre compte avec lui… Je les entendais se provoquer dans le fin fond de la cour…
Elle revenait après ça dare-dare… Elle me réveillait… Elle voulait me montrer les patates… Ah ! c’était pas très joli !… Celles qui poussaient dans les ondes… l’allure pustuleuse… répugnante !… Merde ! Elle me prenait à témoin !… Elles grossissaient pas beaucoup… C’était assez évident… J’osais pas trop faire la remarque… trop abonder dans son sens… mais je pouvais pas dire le contraire… Rongées… racornies, immondes bien pourries… et en plus pleines d’asticots !… Voilà les patates à Courtial !… On pourrait même pas les briffer… même dans la soupe pour nous autres… Et que nous étions pas difficiles !… Elle était parfaitement certaine, Mme des Pereires, que la culture était loupée…
« Et c’est ça, lui Ferdinand, qu’il prétend aller revendre aux Halles ? Hein ? Dis-moi ça !… À qui donc ?… C’est un comble ! Ah ! quelle culotte ! Je me demande un peu !… Où qu’il peut percher son connard qui va lui acheter des telles ordures ?… Où qu’il est donc cette bille de clown que je lui envoye une corbeille !… Ah ! dis donc, je voudrais le voir tout de suite !… Ah ! Il est blindé mon zébu ! Ah ! dis donc alors quand j’y pense !… Pour quoi qu’il doit me prendre ?… »
C’est vrai qu’elles étaient infectes !… Des patates pourtant fignolées !… Des provenances méticuleuses !… Choyées parfaitement jour et nuit !… Moisies tout à fait… grouillantes de vermine, des larves avec des mille-pattes… et puis une très vilaine odeur ! infiniment nauséeuse !… en dépit du froid intense… Ça même c’était pas ordinaire… C’était le phénomène insolite !… C’est l’odeur qui me faisait tiquer… La patate puante… ça se voit très rarement… Un coup de la malchance bien étrange…
— Chutt ! Chutt !… que je lui faisais… Vous allez réveiller les gniards !…
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