La gare c’était dedans comme une boîte, la salle d’attente pleine de fumée avec une lampe d’huile en haut, branleuse au plafond. Ça tousse, ça graillonne autour du petit poêle, les voyageurs, tout empilés, ils grésillent dans leur chaleur. Voici le train qui vrombit, c’est un tonnerre, on dirait qu’il arrache tout. Les voyageurs se trémoussent, se décarcassent, chargent en ouragan les portières. On est les derniers nous deux. Je prends une gifle pour que je laisse la poignée tranquille.
À Ivry, il faut qu’on descende ; on profite qu’on est sortis pour passer chez l’ouvrière, Mme Héronde, la raccommodeuse de dentelles. Elle répare toutes les broderies du magasin, surtout les anciennes, si fragiles, si difficiles à teinter.
Elle demeurait au bout d’Ivry à peu près, rue des Palisses, une ébauche, au milieu des champs. C’était une cabane. On profitait de notre sortie pour aller la stimuler. Jamais elle était prête à l’heure. Les clientes étaient féroces et râleuses comme on oserait plus. Je l’ai vue chialer chaque soir ou presque, ma mère, à cause de son ouvrière et des dentelles qui revenaient pas. Si elle boudait notre cliente après son accroc de Valenciennes, elle revenait plus pendant un an.
La plaine au-delà d’Ivry, c’était encore plus dangereux que la route à la tante Armide. Y avait pas de comparaison. On croisait parfois des voyous. Ils apostrophaient ma mère. Si je me retournais je prenais une tarte. Quand la boue devenait si molle, si visqueuse qu’on perdait ses godasses dedans, alors c’est que nous étions plus loin. La bicoque de Mme Héronde dominait un terrain vague. Le clebs nous avait repérés. Il gueulait tout ce qu’il pouvait. On apercevait la fenêtre.
Chaque fois c’était la surprise pour notre ouvrière, elle restait saisie de nous voir. Ma mère la couvrait de reproches. Y avait déballage de griefs. Finalement, elles fondaient en larmes toutes les deux. J’avais moi plus qu’à attendre à regarder dehors… le plus loin possible… la plaine lourde d’ombre qu’allait jusqu’au bout finir dans les quais de la Seine, dans la ribambelle des lotis.
C’est à la lumière au pétrole qu’elle réparait, notre ouvrière. Elle s’enfumait, elle se crevait les yeux avec ça. Ma mère la relançait toujours, pour qu’elle se fasse enfin poser le gaz. « Vraiment c’est indispensable ! » qu’elle insistait en partant.
Pour rafistoler des « entre-deux » minuscules, des toiles d’araignées, sûrement c’est un fait qu’elle se détériorait les rétines. Ma mère c’était pas tant par intérêt qu’elle lui faisait des remarques, c’était aussi par amitié. Je l’ai jamais visitée que la nuit la cabane de Mme Héronde.
« On nous le posera en septembre ! » qu’elle affirmait à chaque coup. C’était des mensonges, c’était pour pas qu’on insiste… Ma mère malgré ses défauts l’estimait beaucoup.
Sa terreur, maman, c’étaient les voleuses. Mme Héronde était honnête, elle, comme pas une. Jamais elle faisait tort d’un centime. Et pourtant dans sa mouscaille ce qu’on lui a confié comme trésors ! Des Venises entiers en chasubles, comme y en a plus dans les musées ! Quand elle en parlait ma mère plus tard dans l’intimité, elle s’enthousiasmait encore. Il lui venait des larmes. « C’était une vraie fée, cette femme-là ! qu’elle reconnaissait, c’est triste qu’elle aye pas de parole ! Jamais elle m’a livré à l’heure !… » Elle est morte la fée avant qu’on y ait posé le gaz, de fatigue, enlevée par la grippe, et aussi sûrement du chagrin d’avoir un mari trop coureur… Elle est morte en couches… Je me souviens bien, de son enterrement. C’était au Petit Ivry. On était que nous trois, mes parents, le mari s’est même pas dérangé ! C’était un bel homme, il avait bu tous ses sous. Il restait des années entières au bar, au coin de la rue Gaillon. Pendant encore au moins dix ans on l’a vu là quand on passait. Et puis il a disparu.
Quand nous sortions de chez l’ouvrière, on avait pas fini nos courses. À Austerlitz, on repiquait encore un galop et puis un coup d’omnibus jusqu’à la Bastille. C’était du côté du Cirque d’Hiver qu’était l’atelier des Wurzem, ébénistes, des Alsaciens, toute une famille. Tous nos petits meubles, les haricots, les consoles, c’est lui qui les maquillait « genre ancien ». Depuis vingt ans, il ne faisait que ça pour Grand-mère et puis pour d’autres. La marqueterie ça ne tient jamais, c’est une discussion perpétuelle. Un artiste aussi Wurzem, un ouvrier sans pareil. Ils gîtaient tous dans les copeaux, sa femme, sa tante, un beau-frère, deux cousines et quatre enfants. Il était jamais prêt non plus. Son vice à lui c’était la pêche. Il passait souvent une semaine canal Saint-Martin, au lieu de pousser les commandes. Ma mère se fâchait tout rouge. Il répondait insolemment. Après il faisait des excuses. La famille éclatait en larmes, ça en faisait neuf pour pleurer, nous, deux seulement. Ils étaient des « paniers percés ». À force de pas payer leur terme, il a fallu qu’ils décampent, qu’ils se réfugient dans un maquis, rue Caulaincourt.
Leur cahute c’était à pic tout en bas d’une fondrière, on y arrivait par des planches. De loin, on poussait des gueulements, on se dirigeait vers leur lanterne. Ce qui me taquinait chez eux, c’était de foutre en l’air le pot de colle, toujours en branle sur le réchaud. Un jour je me suis décidé. Mon père en apprenant ça, il a prévenu tout de suite Maman, que je l’étranglerais un jour, que c’était bien dans mes tendances. Il voyait tout ça.
Chez les Wurzem, l’agréable c’est qu’ils avaient pas de rancune. Après les pires engueulades, dès qu’on les douillait un peu, ils se remettaient à chanter. Pour eux rien était tragique, des imprévoyants ces ouvriers ! Pas des consciencieux comme nous autres ! Ma mère profitait de ces incidents comme exemples pour me faire horreur. Moi je les trouvais bien gentils. Je roupillais dans leurs copeaux. Fallait encore qu’on me secoue pour pouloper jusqu’au Boulevard, bondir dans l’omnibus « Halle aux Vins ». L’intérieur, je trouvais ça splendide à cause du gros œil en cristal qui donne des figures de lumière à toute la rangée des banquettes. C’est magique.
Les bourrins galopent la rue des Martyrs, tout le monde s’écarte pour qu’on passe. Quand on arrive à la boutique on est très en retard quand même.
Grand-mère ramène dans son coin, mon père Auguste rabat sa casquette à fond. Il déambule comme un lion sur la passerelle d’un navire. Ma mère s’affale sur l’escabeau. Elle a tort, c’est pas la peine qu’elle s’explique. Tout ce qu’on avait fait en route ça ne plaît à personne, ni à Grand-mère ni à papa. On ferme enfin le magasin… On dit « au revoir » bien poliment. On part tous les trois se coucher. C’est encore une sacrée trotte jusque chez nous. C’est de l’autre côté du « Bon Marché ».
Mon père il était pas commode. Une fois sorti de son bureau, il mettait plus que des casquettes, des maritimes. Ç’avait été toujours son rêve d’être capitaine au long cours. Ça le rendait bien aigri comme rêve.
Notre logement, rue de Babylone, il donnait sur « les Missions ». Ils chantaient souvent les curés, même la nuit ils se relevaient pour recommencer leurs cantiques. Nous on pouvait pas les voir à cause du mur qui bouchait juste notre fenêtre. Ça faisait un peu d’obscurité.
À la Coccinelle-Incendie , mon père ne gagnait pas beaucoup.
Pour traverser les Tuileries il fallait souvent qu’il me porte. Les flics en ce temps-là, ils avaient tous des gros bides. Ils restaient planqués sous les lampes.
La Seine ça surprend les mômes, le vent qui fait trembler les reflets, le grand gouffre au fond, qui bouge et ronchonne. On tournait à la rue Vanneau et puis on arrivait chez nous. Pour allumer la suspension y avait encore une comédie. Ma mère savait pas. Mon père Auguste, il tripotait, sacrait, jurait, déglinguait chaque fois la douille et le manchon.
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