À l’école, les relations entre les élèves burundais avaient changé. C’était subtil, mais je m’en rendais compte. Il y avait beaucoup d’allusions mystérieuses, de propos implicites. Lorsqu’il fallait créer des groupes, en sport ou pour préparer des exposés, on décelait rapidement une gêne. Je n’arrivais pas à m’expliquer ce changement brutal, cet embarras palpable.
Jusqu’à ce jour, à la récréation, où deux garçons burundais se sont battus derrière le grand préau, à l’abri du regard des profs et des surveillants. Les autres élèves burundais, échaudés par l’altercation, se sont rapidement séparés en deux groupes, chacun soutenant un garçon. « Sales Hutu », disaient les uns, « sales Tutsi » répliquaient les autres.
Cet après-midi-là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays. J’ai découvert l’antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C’était soit l’un soit l’autre. Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m’échappaient depuis toujours.
La guerre, sans qu’on lui demande, se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais.
Nous avons découvert une réalité encore plus violente au Rwanda, quand nous nous y sommes rendus à la fin des vacances de février, avec Maman et Ana, pour assister au mariage de Pacifique. Il nous avait annoncé la nouvelle une semaine plus tôt. L’insécurité grandissante à Kigali avait accéléré les choses. Ana, Maman et moi, nous devions représenter la famille. Mamie et Rosalie restaient à Bujumbura, leurs statuts de réfugiées les empêchaient de voyager.
Dans le hall de l’aéroport Grégoire-Kayibanda nous attendait Eusébie, la tante de Maman à peine plus âgée qu’elle, qui avait toujours refusé l’exil. Maman la considérait comme la grande sœur qu’elle n’avait jamais eue. Elle avait la peau aussi claire que moi. Son visage allongé ressemblait à ceux des femmes de la famille, son front était large et bombé, ses oreilles minuscules, sa nuque gracile, ses dents du bonheur étaient légèrement avancées, et des taches de rousseur mouchetaient son nez et ses paupières. Elle portait une jupe noire plissée qui lui tombait sur les pieds et les larges épaulettes de sa veste lui donnaient des airs d’épouvantail. Ana avait passé une semaine chez elle, mais moi je la rencontrais pour la première fois. Très émue, elle m’a serré fort contre sa peau douce qui sentait le beurre de karité.
Veuve, Eusébie était installée dans une maison du centre-ville de Kigali où elle élevait seule ses quatre enfants, trois filles et un garçon de cinq à seize ans : Christelle, Christiane, Christian, Christine.
Les filles de tante Eusébie se sont précipitées sur Ana et ne l’ont plus lâchée d’une semelle. Elles en avaient fait leur invitée d’honneur, la poupée qu’elles souhaitaient dorloter pendant quelques jours. Elles se disputaient sa compagnie et se battaient pour coiffer ses cheveux lisses, si exotiques pour elles. Sur les murs de leur chambre, elles avaient accroché des photos prises avec Ana un an plus tôt, durant les vacances de Noël.
Christian avait le même âge que moi et ses yeux rieurs me dévisageaient joyeusement. Presque aussi bavard que les jumeaux, il était d’une curiosité sans égal. Il posait mille et une questions sur le Burundi, mes copains, mes sports préférés. Il était fier d’être le capitaine de l’équipe de foot de son école et il avait insisté pour me montrer les coupes et les médailles qu’il avait remportées en championnat interscolaire, bien en évidence sur la grande commode du salon. Il trépignait d’impatience à l’idée de la prochaine Coupe d’Afrique des nations, organisée en Tunisie. Son équipe favorite, le Cameroun, n’avait pas été qualifiée, alors il avait décidé de soutenir le Nigeria.
Pendant le dîner, tante Eusébie nous a raconté des tas d’anecdotes cocasses qui emportaient Maman dans d’interminables fous rires. Elle relatait avec beaucoup d’humour les vacances que Maman et elle, adolescentes, passaient chez les scouts dans les campagnes du Burundi. Elle transformait les malheurs et les épreuves de notre famille en une série d’histoires drôles et d’aventures rocambolesques, avec la complicité affectueuse de ses enfants. Ils l’applaudissaient, l’encourageaient, parfois terminaient ses récits à sa place ou l’aidaient à trouver ses mots en français. Après le dîner, tante Eusébie nous a dit de nous préparer pour le coucher et les enfants se sont exécutés immédiatement dans un joyeux chahut. Dans la salle de bains, les filles utilisaient leur brosse à dents comme micro, chantaient et dansaient devant la grande glace. Christian avait enfilé son maillot de Roger Milla en guise de pyjama. Avant de dormir, il aimait jongler avec sa balle contre le mur de sa chambre recouvert de posters de footballeurs. Après ça, disait-il, il était sûr de rêver de lui, victorieux, en finale de Coupe du monde.
Christian s’est endormi deux minutes à peine après que tante Eusébie a éteint la lumière. J’étais sur le point de sombrer à mon tour quand j’ai entendu la voix de Pacifique. Je me suis précipité dans le salon. Je m’attendais à le voir en treillis militaire, mais il était vêtu en simple polo, jean et tennis blanches. Il m’a soulevé du sol, porté à bout de bras au-dessus de sa tête. « Regarde-toi, mon Gaby ! Tu es un homme ! Tu vas bientôt dépasser ton oncle ! » Il avait toujours son visage d’ange et son allure de poète désinvolte, mais son regard avait changé, il était devenu grave. Tante Eusébie, un grand trousseau de clés à la main, était occupée à fermer les portes de la maison à double tour. Elle est revenue de la cuisine, a éteint l’ampoule du salon. La flamme d’un briquet a surgi une seconde plus tard pour allumer une bougie posée sur la table basse et Pacifique s’est installé dans un fauteuil, face à Maman. Elle m’a dit d’aller me coucher, qu’ils devaient maintenant parler entre adultes. J’ai obéi en traînant les pieds, mais au lieu de regagner mon lit, je suis resté dans le couloir, juste derrière la porte, d’où je pouvais les observer sans qu’ils me voient. Quand tante Eusébie est enfin venue s’asseoir, Pacifique s’est tourné vers Maman.
— Grande sœur, merci d’être venue si vite. Je m’excuse pour cette organisation un peu bousculée. Je ne pouvais pas attendre, pour le mariage. Tu sais, la famille de Jeanne est très croyante, très attachée aux traditions, à faire les choses dans le bon ordre. Alors on devait se marier avant de leur annoncer, pour le bébé. Tu comprends ? a-t-il dit en ponctuant sa question d’un clin d’œil.
Maman a marqué un temps d’arrêt, comme pour être sûre d’avoir bien entendu, puis elle a poussé un cri de joie avant de serrer Pacifique dans ses bras. Tante Eusébie, déjà au courant, affichait un sourire radieux. Très vite, Pacifique s’est dégagé de l’étreinte de Maman. Préoccupé, il a dit : « Assieds-toi, s’il te plaît, je dois encore te parler. »
Son visage s’est rembruni. Il a fait un signe du menton à tante Eusébie, qui s’est immédiatement dirigée vers la fenêtre, a jeté un rapide coup d’œil dehors, avant de fermer les jalousies et de tirer les rideaux. Elle est revenue s’asseoir à côté de Pacifique, sous un cadre rococo en plastique dans lequel trônait une belle photo studio noir et blanc d’elle avec son mari et ses enfants. Curieusement, sur ce cliché, elle était la seule à sourire. Le reste de la famille restait raide et figé devant l’objectif.
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