Prothé passait parmi les convives, proposant des bières et des steaks de crocodile grillé. Innocent a repoussé l’assiette qu’il lui offrait avec une grimace de dégoût : « Beurk ! Il n’y a que les blancs et les Zaïrois pour manger des crocodiles ou des grenouilles. Jamais vous ne verrez un Burundais digne de ce nom toucher aux animaux de la brousse ! Nous sommes civilisés, nous autres ! » Donatien, hilare, la bouche pleine de graisse de croco, lui a répondu : « Les Burundais manquent tout simplement de goût et les blancs gaspillent. Les Français, par exemple, ne savent pas manger les grenouilles, ils se contentent seulement des pattes ! »
Planté devant la chaîne hi-fi, Armand apprenait quelques pas de soukouss à Ana. La petite se débrouillait bien, elle avait enfilé un pagne autour de ses fesses et réussissait à les remuer sans bouger le reste du corps. Les soûlards applaudissaient. Au milieu de la piste de danse, sous la lumière d’un spot assailli d’insectes, les parents des jumeaux dansaient langoureusement, joue contre joue, comme au temps de leur rencontre, à l’époque du mythique orchestre Grand Kallé. La mère des jumeaux était bien plus grande et forte que le père. Pendant qu’elle menait la danse, lui, les yeux fermés, remuait la bouche comme un chiot qui rêve. La sueur plaquait leurs chemises dans le dos et dessinait des auréoles sous leurs aisselles.
Papa respirait la gaieté et la bonne humeur. Chose inhabituelle, il avait mis une cravate, un brin de parfum et peigné ses cheveux en arrière, ce qui faisait ressortir ses yeux verts de séducteur. Quant à Maman, elle resplendissait, dans sa robe fleurie en mousseline. Le désir brillait dans les yeux des hommes quand elle passait près d’eux. À quelques reprises, j’ai même surpris Papa qui la regardait. Assis au bord de la piste de danse, il discutait affaires ou politique avec le père d’Armand qui rentrait tout juste d’Arabie Saoudite et semblait vouloir rattraper le long mois d’abstention d’alcool qu’il venait de subir. À côté d’eux, la mère d’Armand, habillée comme une grenouille de bénitier, dodelinait de la tête et haussait les sourcils à intervalle régulier. Impossible de savoir si elle approuvait les propos de son mari sur la stabilisation du cours du café burundais à la Bourse de Londres ou si elle récitait son chapelet pour la énième fois de la journée.
J’étais allongé sur le capot de la camionnette, entouré de Gino et des jumeaux, quand on a vu Francis débarquer. On n’en croyait pas nos yeux ! À peine était-il entré dans la parcelle que Maman lui a mis un Fanta entre les mains et l’a invité à s’asseoir sur une chaise en plastique en dessous du grand ficus. Gino s’est mis à fulminer.
— Gaby, tu vois ce que je vois ! Faut que tu vires ce connard ! Il a rien à foutre à ton anniversaire.
— J’peux pas, vieux. Mon père a dit que la fête était ouverte à tous les gens du quartier.
— Pas Francis, bordel ! C’est notre pire ennemi !
— C’est peut-être l’occasion de faire la paix avec lui, ont dit les jumeaux.
— Bande de crétins au carré, a répondu Gino. On ne pactise pas avec ce cloporte ! On lui casse sa foutue gueule, c’est tout ce qu’il mérite !
— Pour l’instant il ne fait de mal à personne, j’ai dit. Laissons-le boire son Fanta en gardant un œil sur lui.
On ne l’a pas lâché du regard un seul instant. Lui faisait mine de ne pas nous voir. Pourtant, ses yeux balayaient, analysaient, décortiquaient la soirée. Il regardait l’assistance d’un œil torve en remuant sa jambe gauche avec nervosité. Il s’est levé pour reprendre une boisson et entamer une courte discussion avec Maman qui se retournait dans ma direction en me pointant du doigt comme pour lui signifier qu’elle était ma mère. Il papillonnait de groupe en groupe, trouvant le moyen d’engager spontanément des conversations, avec les uns et les autres, et même avec le père de Gino.
— J’y crois pas, il parle avec mon vieux ! Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se raconter ? Je suis sûr qu’il prend des renseignements sur nous, Gaby. Il se fait passer pour notre pote !
De loin, on observait son petit manège. Innocent l’a invité à partager une bière avec lui. Au bout de quelques minutes, ils se tapaient dans le dos comme de vieux amis.
Il était maintenant minuit passé. L’alcool et la nuit mélangeaient leurs effets. Un groupe de jeunes VSN français, torse nu jouaient à saute-mouton devant les soûlards du cabaret, amusés par le spectacle. Un jeune homme fouillait le soutien-gorge de sa petite amie pendant qu’elle discutait avec une copine de ses cours de morale à la Stella Matutina. Un vieux Burundais à la barbe blanche, surnommé Gorbatchev en raison d’une tache de naissance sur le front, se tenait sur une jambe en récitant des poèmes de Ronsard devant la cage du perroquet. Un groupe d’enfants jouaient avec la guenon apprivoisée d’un Flamand efféminé, un habitant de l’impasse qui se faisait appeler Fifi, et qui ne portait que des chemises en pagne et des boubous africains. Des piles de casiers vides s’entassaient sur les marches de la cuisine. Prothé et Donatien faisaient des allers-retours pour rapporter les bouteilles consignées au kiosque.
Le moment était propice pour se trouver un coin tranquille avec les copains, à l’abri du regard des parents, dans la partie non éclairée du jardin. On s’est assis dans l’herbe pour partager quelques cigarettes et on a regardé incognito la piste de danse sous les lampions du ficus. Armand a apporté deux bouteilles de Primus qu’il avait discrètement cachées dans les pots de fougères.
— Merde, j’ai marché sur un truc ! a dit Armand.
— Ouais, fais gaffe, c’est le cadavre du crocodile, j’ai répondu.
Quand la musique s’est arrêtée entre deux chansons, on a entendu des bruits de mastication et de déglutition. Les teckels de Mme Economopoulos se régalaient des restes de l’animal mort. Ils ripaillaient dans le noir et les copains ont porté un toast à mes onze années.
— Les teckels vont frimer dans l’impasse quand ils diront aux autres clebs qu’ils ont mangé un croco ! a dit Gino.
On a tous éclaté de rire, sauf Armand qui avait remarqué que quelqu’un s’approchait de nous. J’ai éteint ma cigarette et chassé la fumée avec ma main.
— Qui va là ? j’ai demandé.
— C’est moi, Francis.
— T’as rien à faire là, a répondu Gino instantanément, en bondissant sur ses deux jambes. Dégage !
— C’est une fête de quartier et j’habite dans le quartier ! Je ne vois pas où est le problème, a dit Francis.
— Non, ici c’est l’anniversaire de mon pote, et tu n’es pas invité. Alors dégage, j’ai dit !
— Qui parle ? Je ne te vois pas. C’est le fils de Kodak ? Le Belge aux cheveux pourris ! Comment tu t’appelles encore ?
— Gino ! Et tu vas surveiller ton langage quand tu parles de mes parents.
— Tes parents ? J’ai parlé que du père. Elle est où ta mère, d’ailleurs ? J’ai vu les parents de tout le monde sauf ta mère…
— Alors comme ça t’es venu nous espionner ? a dit Armand. Vous faites votre petite enquête, inspecteur Columbo ?
— On ne veut pas de toi ici, a continué Gino. Barre-toi !
— Non ! Je reste !
Gino a foncé tête baissée dans le ventre de Francis. Dans le noir, ils ont trébuché sur le crocodile éventré. Les chiens se sont mis à aboyer. J’ai couru avertir les adultes pendant qu’Armand cachait les cigarettes et les bières. Jacques et Papa sont arrivés avec une lampe torche. Quand on est parvenus à séparer Francis et Gino qui étaient tout barbouillés de tripailles de crocodile, on a accusé Francis d’être venu déclencher la bagarre. Papa l’a saisi par le col et l’a jeté hors de la parcelle, alors Francis, humilié, a hurlé qu’on allait le payer tout en lançant des cailloux contre le portail. Avec les copains, on lui faisait des bras d’honneur et on a baissé nos pantalons pour lui montrer nos fesses sous les vivats du groupe de volontaires français. Tout le monde rigolait, jusqu’au moment où Jacques s’est mis à crier :
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