Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous son manteau, afin d’éviter les regards, les baisers de la suppliante. La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles disaient:
– Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce que je veux mourir. Fille de Priam et sœur d’Hector, ma couche, autrefois jugée digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce librement à la lumière du jour.
Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s’attacha à sa fille d’une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l’entendre:
– Mère, ne t’expose pas aux outrages du maître. N’attends pas que, t’arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes lèvres.
La douleur était belle sur le visage de Thaïs; la foule se montrait reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d’une grâce surhumaine les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par avance de la sainte qu’il allait donner au ciel. Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte et Polyxène, conduite par Ulysse, s’avança vers le tombeau qu’entourait l’élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le tertre funéraire au sommet duquel le fils d’Achille faisait, dans une coupe d’or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu’elle voulait mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis, déchirant sa tunique, elle montra la place de son cœur. Pyrrhus y plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice, le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge qui, la tête renversée et les yeux nageant dans l’horreur de la mort, tomba avec décence.
Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de lis et d’anémones, des cris d’effroi et des sanglots déchiraient l’air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d’une voix retentissante:
– Gentils, vils adorateurs des démons! Et vous ariens plus infâmes que les idolâtres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientôt la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bien heureuse, au Dieu ressuscité!
Déjà la foule s’écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L’abbé d’Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant encore.
Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs.
La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près du tombeau d’Alexandre, habitait une maison entourée de jardins ombreux, dans lesquels s’élevaient des rochers artificiels et coulait un ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée d’anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu’il voulait.
– Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m’est témoin que je ne suis venu ici que pour la voir.
Comme il portait une riche tunique et qu’il parlait impérieusement, l’esclave le fit entrer.
– Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.
Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l’idolâtrie. Du temps qu’elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie, proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots. Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première enfance. Elle revoyait son père assis à l’angle du foyer, les jambes croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu’un de ces vieux Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant comme un chat affamé dans la maison, qu’elle emplissait des éclats de sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans le faubourg qu’elle était magicienne et qu’elle se changeait en chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait. Thaïs savait bien, pour l’avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux arts magiques, mais que, dévorée d’avarice, elle comptait toute la nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de genoux en genoux dans la salle imprégnée de l’odeur des boissons fermentées et des outres résineuses; puis, les joues poissées de bière et piquées par les barbes rudes, elle s’échappait, serrant les oboles dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune. C ’était tous les jours les mêmes scènes: les matelots, contant leurs périls, quand l’Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la meilleure bière de Cilicie.
Chaque nuit, l’enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les écailles d’huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.
Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l’esclave de la maison, Nubien plus noir que la marmite qu’il écumait gravement, était bon comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et il lui contait d’antiques récits où il y avait des souterrains pleins de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, d’habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle s’attachait au pagne de l’esclave et le suivait dans le cellier aux amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés, tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs agrès.
Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne songeait à se demander d’où il tirait la consolation de son âme et l’apaisement de son cœur. Il était aussi simple qu’un enfant.
En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d’une voix grêle des cantiques qui faisaient passer dans l’âme de l’enfant des frissons et des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:
– Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu là d’où tu viens?
– J’ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le tombeau.
Et j’ai vu la gloire du Ressuscité.
Elle lui demandait:
– Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?
Et il lui répondait:
– Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus Notre Seigneur est monté au ciel.
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