Je priai qu’on les laissât jouer, et tout le monde aussitôt se tut avec une politesse parfaite.
Ah ! La surprenante et délicieuse sensation qui se glissa dans mon cœur avec les premières notes si légères, si bizarres, si inconnues, si imprévues, des deux petites voix de ces deux petits tubes poussés dans l’eau. C’était fin, doux, haché, sautillant : des sons qui volaient, qui voletaient l’un après l’autre sans se rejoindre, sans se trouver, sans s’unir jamais ; un chant qui s’évanouissait toujours, qui recommençait toujours, qui passait, qui flottait autour de nous, comme un souffle de l’âme des feuilles, de l’âme des bois, de l’âme des ruisseaux, de l’âme du vent, entré avec ces deux grands bergers des montagnes kabyles dans cette maison publique d’un faubourg de Tunis.
VII. Vers Kairouan
Nous quittons Tunis par une belle route qui longe d’abord un coteau, suit un instant le lac, puis traverse une plaine. L’horizon large, fermé par des montagnes aux crêtes vaporeuses, est nu, tout nu, taché seulement de place en place par des villages blancs, où l’on aperçoit de loin, dominant la masse indistincte des maisons, les minarets pointus et les petits dômes des koubbas. Sur toute cette terre fanatique, nous les retrouvons sans cesse, ces petits dômes éclatants des koubbas, soit dans les plaines fertiles d’Algérie ou de Tunisie, soit comme un phare sur le dos arrondi des montagnes, soit au fond des forêts de cèdres ou de pins, soit au bord des ravins profonds dans les fourrés de lentisques et de chênes-lièges, soit dans le désert jaune entre deux dattiers qui se penchent au-dessus, l’un à droite, l’autre à gauche, et laissent tomber sur la coupole de lait l’ombre légère et fine de leurs palmes.
Ils contiennent, comme une semence sacrée, les os de marabouts qui fécondent le sol illimité de l’islam, y font germer de Tanger à Tombouctou, du Caire à La Mecque, de Tunis à Constantinople, de Khartoum à Java, la plus puissante, la plus mystérieusement dominatrice des religions qui aient dompté la conscience humaine.
Petits, ronds, isolés, et si blancs qu’ils jettent une clarté, ils ont bien l’air d’une graine divine jetée à poignée sur le monde par ce grand semeur de foi, Mohammed, frère d’Aïssa et de Moïse.
Pendant longtemps, nous allons, au grand trot des quatre chevaux attelés de front, par des plaines sans fin plantées de vignes ou ensemence de céréales qui commencent à sortir de terre.
Puis soudain la route, la belle route établie par les ponts et chaussées depuis le protectorat français, s’arrête net. Un pont a cédé aux dernières pluies, un pont trop petit, qui n’a pu laisser passer la masse d’eau venue de la montagne. Nous descendons à grand-peine dans le ravin, et la voiture, remontée de l’autre côté, reprend la belle route, une des principales artères de la Tunisie, comme on dit dans le langage officiel. Pendant quelques kilomètres, nous pouvons trotter encore, jusqu’à ce qu’on rencontre un autre petit pont qui a cédé également sous la pression des eaux. Puis un peu plus loin, c’est au contraire le pont qui est resté, tout seul, indestructible, comme un minuscule arc de triomphe, tandis que la route, emportée des deux côtés, forme deux abîmes autour de cette ruine toute neuve.
Vers midi, nous apercevons devant nous une construction singulière. C’est, au bord de la route presque disparue déjà, un large pâté d’habitations soudées ensemble, à peine plus hautes que la taille d’un homme, abritées sous une suite continue de voûtes dont les unes, un peu plus élevées, dominent et donnent à ce singulier village l’aspect d’une agglomération de tombeaux. Là-dessus courent, hérissés, des chiens blancs qui aboient contre nous.
Ce hameau s’appelle Gorombalia et fut fondé par un chef andalou mahométan, Mohammed Gorombali, chassé d’Espagne par Isabelle la Catholique.
Nous déjeunons en ce lieu, puis nous repartons. Partout, au loin, avec la lunette-jumelle, on aperçoit des ruines romaines. D’abord Vico Aureliano, puis Siago, plus important, où restent des constructions byzantines et arabes. Mais voilà que la belle route, la principale artère de la Tunisie, n’est plus qu’une ornière affreuse. Partout l’eau des pluies l’a trouée, minée, dévorée. Tantôt les ponts écroulés ne montrent plus qu’une masse de pierres dans un ravin, tantôt ils demeurent intacts, tandis que l’eau, les dédaignant, s’est frayé ailleurs une voie, ouvrant à travers le talus des ponts et chaussées des tranchées larges de cinquante mètres.
Pourquoi donc ces dégâts, ces ruines ? Un enfant, du premier coup d’œil, le saurait. Tous les ponceaux, trop étroits d’ailleurs, sont au-dessous du niveau des eaux dès qu’arrivent les pluies. Les uns donc, recouverts par le torrent, obstrués par les branches qu’il traîne, sont renversés, tandis que le courant capricieux refusant de se canaliser sous les suivants, qui ne sont point sur son cours ordinaire, reprend le chemin des autres années, en dépit des ingénieurs. Cette route de Tunis à Kairouan est stupéfiante à voir. Loin d’aider au passage des gens et des voitures, elle le rend impossible, crée des dangers sans nombre. On a détruit le vieux chemin arabe qui était bon, et on l’a remplacé par une série de fondrières, d’arches démolies, d’ornières et de trous. Tout est à refaire avant d’avoir fini. On recommence à chaque pluie les travaux, sans vouloir avouer, sans consentir à comprendre qu’il faudra toujours recommencer ce chapelet de ponts croulants. Celui d’Enfidaville a été reconstruit deux fois. Il vient encore d’être emporté. Celui d’Oued-el-Hammam est détruit pour la quatrième fois. Ce sont des ponts nageurs, des ponts plongeurs, des ponts culbuteurs. Seuls les vieux ponts arabes résistent à tout. On commence par se fâcher, car la voiture doit descendre en des ravins presque infranchissables où dix fois par heure on croit verser, puis on finit par en rire comme d’une incroyable cocasserie. Pour éviter ces ponts redoutables, il faut faire d’immenses détours, aller au nord, revenir au sud, tourner à l’est, repasser à l’ouest. Les pauvres indigènes ont dû, à coups de pioche, à coups de hache, à coups de serpe, se frayer un passage nouveau à travers le maquis de chênes verts, de thuyas, de lentisques, de bruyères et de pins d’Alep, l’ancien passage étant détruit par nous.
Bientôt les arbustes disparaissent, et nous ne voyons plus qu’une étendue onduleuse, crevassée par les ravines, où, de place en place, apparaissent, soit les os clairs d’une carcasse aux côtes soulevées, soit une charogne à moitié dévorée par les oiseaux de proie et les chiens. Pendant quinze mois, il n’est point tombé une goutte d’eau sur cette terre, et la moitié des bêtes y sont mortes de faim. Leurs cadavres restent semés partout, empoisonnent le vent, et donnent à ces plaines l’aspect d’un pays stérile, rongé par le soleil et ravagé par la peste. Seuls les chiens sont gras, nourris de cette viande en putréfaction. Souvent, on en aperçoit deux ou trois, acharnés sur la même pourriture. Les pattes raides, ils tirent sur la longue jambe d’un chameau ou sur la courte patte d’un bourriquet, ils dépècent le poitrail d’un cheval ou fouillent le ventre d’une vache. Et on en découvre au loin qui errent, en quête de charognes, le nez dans la brise, le poil épais, tendant leur museau pointu.
Et il est bizarre de songer que ce sol calciné depuis deux ans par un soleil implacable, noyé depuis un mois sous des pluies de déluge, sera, vers mars et avril, une prairie illimitée, avec des herbes montant aux épaules d’un homme, et d’innombrables fleurs comme nous n’en voyons guère en nos jardins. Chaque année, quand il pleut, la Tunisie entière passe, à quelques mois de distance, par la plus affreuse aridité et par la plus fougueuse fécondité. De Sahara sans un brin d’herbe, elle devient tout à coup, presque en quelques jours, comme par miracle, une Normandie follement verte, une Normandie ivre de chaleur, jetant en ces moissons de telles poussées de sève qu’elles sortent de terre, grandissent, jaunissent et mûrissent à vue d’œil.
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