Autant que dans ces plaines basses du Nord, où les sources suintent sous les pieds, coulent et vivifient la terre comme du sang, le sang clair et glacé du sol, on retrouve ici la sensation bizarre de vie abondante qui flotte sur les pays humides.
Des oiseaux aux grands pieds pendants s'élancent des roseaux, allongent sur le ciel leur bec pointu ; d'autres, larges et lourds, passent d'une berge à l'autre d'un vol pesant ; d'autres encore, plus petits et rapides, fuient au ras du fleuve, lancés comme une pierre qui fait des ricochets. Les tourterelles, innombrables, roucoulent dans les cimes ou tournoient, vont d'un arbre à l'autre, semblent échanger des visites d'amour. On sent que partout autour de cette eau profonde, dans toute cette plaine jusqu'au pied des montagnes, il y a encore de l'eau, l'eau trompeuse, endormie et vivante des marais, les grandes nappes claires où se mire le ciel, où glissent les nuages et d'où sortent des foules éparses de joncs bizarres, l'eau limpide et féconde où pourrit la vie, Où fermente la mort, l'eau qui nourrit les fièvres et les miasmes, qui est en même temps une sève et un poison, qui s'étale, attirante et jolie, sur les putréfactions mystérieuses. L'air qu'on respire est délicieux, amollissant et redoutable. Sur tous ces talus qui séparent ces vastes mares tranquilles, dans toutes ces herbes épaisses grouille, se traîne, sautille et rampe, le peuple visqueux et répugnant des animaux dont le sang est glacé. J'aime ces bêtes froides et fuyantes qu'on évite et qu'on redoute ; elles ont pour moi quelque chose de sacré.
A l'heure où le soleil se couche, le marais m'enivre et m'affole. Après avoir été tout le jour le grand étang silencieux, assoupi sous la chaleur, il devient, au moment du crépuscule, un pays féerique et surnaturel. Dans son miroir calme et démesuré tombent les nuées, les nuées d'or, les nuées de sang, les nuées de feu ; elles y tombent, s'y mouillent, s'y noient, s'y traînent. Elles sont là-haut, dans l'air immense, et elles sont en bas, sous nous, si près et insaisissables dans cette mince flaque d'eau que percent, comme des poils, les herbes pointues.
Toute la couleur donnée au monde, charmante, diverse et grisante, nous apparaît délicieusement finie, admirablement éclatante, infiniment nuancée, autour d'une feuille de nénuphar. Tous les rouges, tous les roses, tous les jaunes, tous les bleus, tous les verts, tous les violets sont là, dans un peu d'eau qui nous montre tout le ciel, tout l'espace, tout le rêve, et où passent les vols d'oiseaux. Et puis il y a autre chose encore, je ne sais quoi, dans les marais, au soleil couchant. J'y sens comme la révélation confuse d'un mystère inconnaissable, le souffle originel de la vie primitive qui était peut-être une bulle de gaz sortie d'un marécage à la tombée du jour.
VI. Saint-Tropez, 13 avril
Nous sommes partis ce matin, vers huit heures, de Saint-Raphaël, par une forte brise de nord-ouest.
La mer sans vagues dans le golfe était blanche d'écume, blanche comme une nappe de savon, car le vent, ce terrible vent de Fréjus, qui souffle presque chaque matin, semblait se jeter dessus pour lui arracher la peau, qu'il soulevait et roulait en petites lames de mousse éparpillée ensuite, puis reformées tout aussitôt.
Les gens du port nous ayant affirmé que cette rafale tomberait vers onze heures, nous nous décidâmes à nous mettre en route avec trois ris et le petit foc.
Le youyou fut embarqué sur le pont, au pied du mât, et le Bel-Ami sembla s'envoler dès sa sortie de la jetée. Bien qu'il ne portât presque point de toile, je ne l'avais jamais senti courir ainsi.
On eût dit qu'il ne touchait point l'eau, et on ne se fût guère douté qu'il portait au bas de sa large quille, profonde de deux mètres, une barre de plomb de dix-huit cents kilogrammes, sans compter les deux mille kilogrammes de lest dans sa cale et tout ce que nous avons à bord en gréement, ancres, chaînes, amarres et mobilier.
J'eus bien vite traversé le golfe au fond duquel se jette l'Argens, et, dès que je fus à l'abri des côtes, la brise cessa presque complètement. C'est là que commence cette région sauvage, sombre et superbe, qu'on appelle encore le pays des Maures. C'est une longue presqu'île de montagnes dont les rivages seuls ont un développement de plus de cent kilomètres.
Saint-Tropez, à l'entrée de l'admirable golfe nommé jadis golfe de Grimaud, est la capitale de ce petit royaume sarrasin dont presque tous les villages, bâtis au sommet de pics qui les mettaient à l'abri des attaques, sont encore pleins de maisons mauresques avec leurs arcades, leurs étroites fenêtres et leurs cours intérieures où ont poussé de hauts palmiers qui dépassent à présent les toits.
Si l'on pénètre à pied dans les vallons inconnus de cet étrange massif de montagnes, on découvre une contrée invraisemblablement sauvage, sans routes, sans chemins, même sans sentiers, sans hameaux, sans maisons.
De temps en temps, après sept ou huit heures de marche, on aperçoit une masure, souvent abandonnée, et parfois habitée par une misérable famille de charbonniers.
Les monts des Maures ont, parait-il, tout un système géologique particulier, une flore incomparable, la plus variée de l'Europe, dit-on, et d'immenses forêts de pins, de chênes-lièges et de châtaigniers.
J'ai fait, voici trois ans maintenant, au cœur de ce pays, une excursion aux ruines de la chartreuse de la Veme, dont j'ai gardé un inoubliable souvenir. S'il fait beau demain, j'y retournerai.
Une route nouvelle suit la mer, allant de Saint-Raphaël à Saint-Tropez. Tout le long de cette avenue magnifique, ouverte à travers les forêts sur un incomparable rivage, on essaie de créer des stations hivernales. La première en projet est Saint-Aygulf.
Celle-ci offre un caractère particulier. Au milieu du bois de sapins qui descend jusqu'à la mer s'ouvrent, dans tous les sens, de larges chemins. Pas une maison, rien que le tracé des rues traversant des arbres. Voici les places, les carrefours, les boulevards. Leurs noms sont même inscrits sur des plaques de métal : boulevard Ruysdaël, boulevard Rubens, boulevard Van Dick, boulevard Claude Lorrain. On se demande pourquoi tous ces peintres ? Ah ! pourquoi ? C'est que la Société s'est dit, comme Dieu lui-même avant d'allumer le soleil. « Ceci sera une station d'artistes ! »
La Société ! On ne sait pas dans le reste du monde tout ce que ce mot signifie d'espérances, de dangers, d'argent gagné et perdu sur les bords de la Méditerranée ! La Société ! terme mystérieux, fatal, profond, trompeur.
En ce lieu, pourtant, la Société semble réaliser ses espérances, car elle a déjà des acheteurs, et des meilleurs, parmi les artistes. On lit de place en place : « Lot acheté par M. Carolus Duran ; lot de M. Clairin ; lot de Mlle Croisette, etc. » Cependant… qui sait ?… Les sociétés de la Méditerranée ne sont pas en veine.
Rien de plus drôle que cette spéculation furieuse qui aboutit à des faillites formidables. Quiconque a gagné dix mille francs sur un champ achète pour dix millions de terrains à vingt sous le mètre pour les revendre à vingt francs. On trace les boulevards, on amène l'eau, on prépare l'usine à gaz et on attend l'amateur. L'amateur ne vient pas mais la débâcle arrive.
J'aperçois, loin devant moi, des tours et des bouées qui indiquent les brisants des deux rivages à la bouche du golfe de Saint-Tropez.
La première tour se nomme tour des Sardinaux et signale un vrai banc de roches à fleur d'eau, dont quelques-unes montrent leurs têtes brunes, et la seconde a été baptisée Balise de la Sèche à l'huile.
Nous arrivons maintenant à l'entrée du golfe, qui s'enfonce au loin entre deux berges de montagnes et de forêts jusqu'au village de Grimaud, bâti sur une cime, tout au bout. L'antique château des Grimaldi, haute ruine qui domine le village, apparaît là-bas dans la brume comme une évocation de conte de fées.
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