Il les prenait et les quittait tour à tour, suivant les changements du ciel. Et le peintre, en face du sujet, attendait, guettait le soleil et les ombres, cueillait en quelques coups— de pinceau le rayon qui tombe ou le nuage qui passe, et, dédaigneux du faux et du convenu, les posait sur sa toile avec rapidité.
Je l’ai vu saisir ainsi une tombée étincelante de lumière sur la falaise blanche et la fixer à une coulée de tons jaunes qui rendaient étrangement le surprenant et fugitif effet de cet insaisissable et aveuglant éblouissement.
Une autre fois, il prit à pleines mains une averse abattue sur la mer, et la jeta sur sa toile. Et c’était bien de la pluie qu’il avait peinte ainsi, rien que de la pluie voilant les vagues, les roches et le ciel, à peine distincts sous ce déluge.
Et je me souviens encore d’autres artistes que j’ai vus travailler jadis dans ce vallon d’Étretat.
Un jour, j’étais très jeune encore, et je suivais la ravine de Beaurepaire, quand j’aperçus dans une ferme, dans une petite ferme, un vieil homme en blouse bleue qui peignait sous un pommier. Il paraissait tout petit, accroupi sur son pliant ; et, cette blouse de paysan m’enhardissant, je m’approchai pour le regarder. La cour était en pente, entourée de grands arbres que le soleil, près de disparaître, criblait de rayons obliques. La lumière jaune coulait sur les feuilles, passait à travers et tombait sur l’herbe en pluie claire et menue.
Le bonhomme ne me vit pas. Il peignait sur une petite toile carrée, doucement, tranquillement, sans presque remuer. Il avait des cheveux blancs, assez longs, l’air doux et du sourire sur la figure.
Je le revis le lendemain dans Étretat, ce vieux peintre s’appelait Corot.
Une autre fois, deux ou trois ans plus tard, j’étais venu sur la plage, pour voir un ouragan. Le vent furieux jetait sur le pays la mer déchaînée, dont les vagues, énormes, s’en venaient lourdement, l’une après l’autre, lentes et coiffées d’écume. Puis, rencontrant soudain la dure pente de galet, elles se redressaient, se courbaient en voûte et s’écroulaient avec un bruit assourdissant. Et, d’une falaise à l’autre, la mousse, arrachée de leurs crêtes, s’envolait en tourbillons et s’en allait vers la vallée, par-dessus les toits du pays, emportée par les bourrasques.
Un homme dit soudain près de moi : « Venez donc voir Courbet, il fait une chose superbe. » Ce n’était point à moi qu’on avait parlé, mais je suivis, car je connaissais un peu l’artiste. Il habitait une petite maison donnant en plein sur la mer, et appuyée à la falaise d’aval. Cette maison avait appartenu d’ailleurs au peintre de marines Eugène Le Poittevin.
Dans une grande pièce nue, un gros homme graisseux et sale collait avec un couteau de cuisine des plaques de couleur blanche sur une grande toile nue. De temps en temps, il allait appuyer son visage à la vitre et regardait la tempête. La mer venait si près qu’elle semblait battre la maison, enveloppée d’écume et de bruit. L’eau salée frappait les carreaux comme une grêle et ruisselait sur les murs.
Sur la cheminée, une bouteille de cidre à côté d’un verre à moitié plein. De temps en temps, Courbet allait en boire quelques gorgées, puis il revenait à son œuvre. Or cette œuvre devint La Vague et fit quelque bruit par le monde. Trois hommes causaient dans un coin de l’atelier. Il y avait là, si je ne me trompe, Charles Landelle. Et Courbet aussi parlait, lourd et gai, farceur et brutal. Il avait un esprit pesant, mais précis, plein de bon sens paysan, caché sous de grosses blagues. Il disait devant une Sainte-Famille que lui montrait un confrère : « C’est très beau ça. Vous les avez donc connus, ces gens-là, que vous avez fait leur portrait ! »
Que d’autres peintres j’ai vus passer par ce vallon, où les attirait sans doute la qualité du jour, vraiment exceptionnelle ! Car le jour, à quelques lieues de distance, est aussi différent que les vins du Bordelais. Ici, la lumière est éclatante sans être crue ; tout est clair sans être brutal, et tout se nuance d’une admirable façon.
Mais il faut voir, ou plutôt il faut découvrir. L’œil, le plus admirable des organes humains, est indéfiniment perfectionnable ; et il arrive, quand on pousse, avec intelligence, son éducation, à une admirable acuité. Les Anciens, on le sait, ne connaissaient que quatre ou cinq couleurs. Nous notons aujourd’hui d’innombrables tons ; et les vrais artistes, les grands artistes s’émeuvent bien plus des modulations et des harmonies obtenues dans une seule note que des éclatants effets appréciés de la foule ignorante.
Tout le combat terrible que Zola raconte dans son Œuvre admirable, toute cette lutte infinie de l’homme avec la pensée, toute cette bataille superbe et effroyable de l’artiste avec son idée, avec le tableau entrevu et insaisissable, je les vois et je les livre, moi, chétif, impuissant, mais torturé comme Claude, avec d’imperceptibles tons, avec d’indéfinissables accords que mon œil seul, peut-être, constate et note ; et je passe des jours douloureux à regarder, sur une route blanche, l’ombre d’une borne en constatant que je ne puis la peindre.
Pour copie conforme :
GUY DE MAUPASSANT
La tour… prends garde
( Gil Blas , 19 octobre 1886)
Les expositions universelles qui prennent des allures périodiques, comme certaines épidémies, menacent de devenir pour la France artiste des calamités nationales.
Elles seraient bonnes en elles, et même excellentes si elles ne laissaient pas de traces, mais elles en laissent, les gueuses, et des traces qu’on ne nettoie pas.
Elles ont ces avantages inestimables de faire dépenser de l’argent à beaucoup de Français qui en ont et d’en faire gagner à beaucoup d’autres Français qui n’en ont pas, de faire entrer dans nos frontières l’or étranger, d’encourager les industries par la vente et l’émulation et d’être un gage de paix pour quelques mois.
Mais nous payons cher ces avantages. La dernière venue a déposé sur la butte du Trocadéro une espèce de longue chenille monumentale coiffée de deux oreilles démesurées, une affreuse bâtisse qui semble conçue par un pâtissier prétentieux et rêvant de palais de dessert en biscuits et en sucre candi.
L’intérieur de cette nougatine, ayant la forme d’un tunnel, n’aurait pu servir qu’à un jeu de boules s’il eût été droit. Comme il était courbe, on y a installé un musée où on expose des Cynghalais conservés pour faire concurrence aux Cynghalais nature du Jardin d’acclimatation.
Mais nous voici menacés d’une horreur bien plus redoutable. Depuis un mois, tous les journaux illustrés nous présentent l’image affreuse et fantastique d’une tour de fer de trois cents mètres qui s’élèvera sur Paris comme une corne unique et gigantesque.
Ce monstre poursuit les yeux à la façon d’un cauchemar, hante l’esprit, effraie d’avance les pauvres gens naïfs qui ont conservé le goût de l’architecture artiste, de la ligne et des proportions.
Cette pointe de fonte épouvantable n’est curieuse que par sa hauteur. Les femmes colosses ne nous suffisent plus ! Après les phénomènes de chair, voici les phénomènes de fer. Cela n’est ni beau, ni gracieux, ni élégant, — c’est grand, voilà tout. On dirait l’entreprise diabolique d’un chaudronnier atteint du délire des grandeurs.
Pourquoi cette tour, pourquoi cette corne ? Pour étonner ? Pour étonner qui ? Les imbéciles. On a donc oublié que le mot art signifie quelque chose. Est-ce dans une forge à présent qu’on apprend l’architecture ? N’y a-t-il plus de marbre dans le flanc des montagnes pour faire des statues ou tenter d’élever des monuments.
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