Le notaire ajouta :
« C’est tout. Cette pièce est datée du mois d’août dernier et a remplacé un document de même nature, fait il y a deux ans, au nom de Mme Claire-Madeleine Forestier. J’ai ce premier testament qui pourrait prouver, en cas de contestation de la part de la famille, que la volonté de M. le comte de Vaudrec n’a point varié. »
Madeleine, très pâle, regardait ses pieds. Georges, nerveux, roulait entre ses doigts le bout de sa moustache. Le notaire reprit, après un moment de silence :
« Il est bien entendu, Monsieur, que Madame ne peut accepter ce legs sans votre consentement. »
Du Roy se leva, et, d’un ton sec :
« Je demande le temps de réfléchir. »
Le notaire, qui souriait, s’inclina, et d’une voix aimable :
« Je comprends le scrupule qui vous fait hésiter, Monsieur. Je dois ajouter que le neveu de M. de Vaudrec, qui a pris connaissance, ce matin même, des dernières intentions de son oncle, se déclare prêt à les respecter si on lui abandonne une somme de cent mille francs. À mon avis, le testament est inattaquable, mais un procès ferait du bruit qu’il vous conviendra peut-être d’éviter. Le monde a souvent des jugements malveillants. Dans tous les cas, pourrez-vous me faire connaître votre réponse sur tous les points avant samedi ? »
Georges s’inclina : « Oui, Monsieur. » Puis il salua avec cérémonie, fit passer sa femme demeurée muette, et il sortit d’un air tellement roide que le notaire ne souriait plus.
Dès qu’ils furent rentrés chez eux, Du Roy ferma brusquement la porte, et, jetant son chapeau sur le lit :
« Tu as été la maîtresse de Vaudrec ? »
Madeleine, qui enlevait son voile, se retourna d’une secousse :
« Moi ? Oh !
— Oui, toi. On ne laisse pas toute sa fortune à une femme, sans que… »
Elle était devenue tremblante et ne parvenait point à ôter les épingles qui retenaient le tissu transparent.
Après un moment de réflexion, elle balbutia, d’une voix agitée :
« Voyons… voyons… tu es fou… tu es… tu es… Est-ce que toi-même… tout à l’heure… tu n’espérais pas… qu’il te laisserait quelque chose ? »
Georges restait debout, près d’elle, suivant toutes ses émotions, comme un magistrat qui cherche à surprendre les moindres défaillances d’un prévenu. Il prononça, en insistant sur chaque mot :
« Oui… il pouvait me laisser quelque chose, à moi… à moi, ton mari… à moi, son ami… entends-tu… mais pas à toi… à toi, son amie… à toi, ma femme. La distinction est capitale, essentielle, au point de vue des convenances… et de l’opinion publique. »
Madeleine, à son tour, le regardait fixement, dans la transparence des yeux, d’une façon profonde et singulière, comme pour y lire quelque chose, comme pour y découvrir cet inconnu de l’être qu’on ne pénètre jamais et qu’on peut à peine entrevoir en des secondes rapides, en ces moments de non-garde, ou d’abandon, ou d’inattention, qui sont comme des portes laissées entrouvertes sur les mystérieux dedans de l’esprit. Et elle articula lentement :
« Il me semble pourtant que si… qu’on eût trouvé au moins aussi étrange un legs de cette importance, de lui… à toi. »
Il demanda brusquement :
« Pourquoi ça ? »
Elle dit :
« Parce que… »
Elle hésita, puis reprit :
« Parce que tu es mon mari… que tu ne le connais en somme que depuis peu… parce que je suis son amie depuis très longtemps… moi… parce que son premier testament, fait du vivant de Forestier, était déjà en ma faveur. »
Georges s’était mis à marcher à grands pas. Il déclara :
« Tu ne peux pas accepter ça. »
Elle répondit avec indifférence :
« Parfaitement ; alors, ce n’est pas la peine d’attendre à samedi ; nous pouvons faire prévenir tout de suite maître Lamaneur. »
Il s’arrêta en face d’elle ; et ils demeurèrent de nouveau quelques instants les yeux dans les yeux, s’efforçant d’aller jusqu’à l’impénétrable secret de leurs cœurs, de se sonder jusqu’au vif de la pensée. Ils tâchaient de se voir à nu la conscience en une interrogation ardente et muette : lutte intime de deux êtres qui, vivant côte à côte, s’ignorent toujours, se soupçonnent, se flairent, se guettent, mais ne se connaissent pas jusqu’au fond vaseux de l’âme.
Et, brusquement, il lui murmura dans le visage, à voix basse :
« Allons, avoue que tu étais la maîtresse de Vaudrec. »
Elle haussa les épaules :
« Tu es stupide… Vaudrec avait beaucoup d’affection pour moi, beaucoup… mais rien de plus… jamais. »
Il frappa du pied :
« Tu mens. Ce n’est pas possible. »
Elle répondit tranquillement :
« C’est comme ça, pourtant. »
Il se mit à marcher, puis, s’arrêtant encore :
« Explique-moi, alors, pourquoi il te laisse toute sa fortune, à toi… »
Elle le fit avec un air nonchalant et désintéressé :
« C’est tout simple. Comme tu le disais tantôt, il n’avait que nous d’amis, ou plutôt que moi, car il m’a connue enfant. Ma mère était dame de compagnie chez des parents à lui. Il venait sans cesse ici, et, comme il n’avait pas d’héritiers naturels, il a pensé à moi. Qu’il ait eu un peu d’amour pour moi, c’est possible. Mais quelle est la femme qui n’a jamais été aimée ainsi ? Que cette tendresse cachée, secrète, ait mis mon nom sous sa plume quand il a pensé à prendre des dispositions dernières, pourquoi pas ? Il m’apportait des fleurs, chaque lundi. Tu ne t’en étonnais nullement et il ne t’en donnait point, à toi, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, il me donne sa fortune par la même raison et parce qu’il n’a personne à qui l’offrir. Il serait, au contraire, extrêmement surprenant qu’il te l’eût laissée ? Pourquoi ? Que lui es-tu ? »
Elle parlait avec tant de naturel et de tranquillité que Georges hésitait.
Il reprit :
« C’est égal, nous ne pouvons accepter cet héritage dans ces conditions. Ce serait d’un effet déplorable. Tout le monde croirait la chose, tout le monde en jaserait et rirait de moi. Les confrères sont déjà trop disposés à me jalouser et à m’attaquer. Je dois avoir plus que personne le souci de mon honneur et le soin de ma réputation. Il m’est impossible d’admettre et de permettre que ma femme accepte un legs de cette nature d’un homme que la rumeur publique lui a déjà prêté pour amant. Forestier aurait peut-être toléré cela, lui, mais moi, non. »
Elle murmura avec douceur :
« Eh bien, mon ami, n’acceptons pas, ce sera un million de moins dans notre poche, voilà tout. »
Il marchait toujours, et il se mit à penser tout haut, parlant pour sa femme sans s’adresser à elle.
« Eh bien, oui… un million… tant pis… Il n’a pas compris en testant quelle faute de tact, quel oubli des convenances il commettait. Il n’a pas vu dans quelle position fausse, ridicule, il allait me mettre… Tout est affaire de nuances dans la vie… Il fallait qu’il m’en laissât la moitié, ça arrangeait tout. »
Il s’assit, croisa ses jambes et se mit à rouler le bout de ses moustaches, comme il faisait aux heures d’ennui, d’inquiétude et de réflexion difficile.
Madeleine prit une tapisserie à laquelle elle travaillait de temps en temps, et elle dit en choisissant ses laines :
« Moi, je n’ai qu’à me taire. C’est à toi de réfléchir. »
Il fut longtemps sans répondre, puis il prononça, en hésitant :
« Le monde ne comprendra jamais et que Vaudrec ait fait de toi son unique héritière et que j’aie admis cela, moi. Recevoir cette fortune de cette façon, ce serait avouer… avouer de ta part une liaison coupable, et de la mienne une complaisance infâme… Comprends-tu comment on interpréterait notre acceptation ? Il faudrait trouver un biais, un moyen adroit de pallier la chose. Il faudrait laisser entendre, par exemple, qu’il a partagé entre nous cette fortune, en donnant la moitié au mari, la moitié à la femme. »
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