Il n’a pourtant pas le scepticisme de ses ancêtres dont il a hérité la morale gracieuse : et les enseignements qu’il tire des choses du jour sont parfois empreints d’une certaine prud’homie, que je regrette pour ma part, mais que goûte fort le public.
Il est, en somme, un des écrivains les plus remarquables et les plus aimés de la presse actuelle, un de ceux qui font estimer et respecter le journalisme.
M. HENRI ROCHEFORT
Qui ne connaît cette figure de clown spirituelle, nerveuse et mobile, avec le haut toupet blanc, le nez cassé, l’œil inquiet, la voix fêlée, et dans toute l’allure un tel charale cordial et franc que ce Terrible, ce Révolté, ce Démolisseur, est aimé de ses plus furieux adversaires qui lui tendent la main avec plaisir. Confrère excellent et sûr, Henri Rochefort, le Démocrate, est, détail étrange, un remarquable connaisseur en bibelots d’art, en tableaux anciens, en vieilleries de toute espèce, et un amateur passionné de toutes ces choses.
Celui-là ne procède point par coups d’adresse ni par coups de pointe, pour abattre ses ennemis, mais par crocs-en-jambe prestement passés. Croc-en-jambe à l’homme ; croc-en-jambe au français, croc-en-jambe à la grammaire, croc-en-jambe même à la raison, et le tour est fait.
L’adversaire culbuté ne se relèvera pas.
Son esprit, imprévu, éclatant comme un pétard, n’emprunte rien à la tradition de notre race, à la tradition da finesses et de pointes où se sont exercés nos pères. Il e dérive cependant, d’une façon indirecte, et pour n’être pu’ tout à fait légitime il n’en est pas moins français.
Ce galant et charmant homme au masque de clown a inventé une clownerie bizarre de la langue, une manière de faire sauter les mots, de les désarticuler, de leur fait prendre des attitudes et des contorsions imprévues qui font rire d’un rire impérieux, irrésistible, immodéré, comme les véritables clowneries des vrais clowns, dans les cirques. Il fait naître, par des rapprochements de syllabes, des à-peu-près imprévus, par des calembredaines fantastiques, des éveils de pensées surprenantes et cocasses. Il lui faut une seconde pour appeler Camescasse-tête, M. Camescasse, en apprenant sa nomination aux fonctions de préfet de police. Et sans cesse de son esprit, de sa bouche et de sa plume, tombent des mots inattendus et singulièrement comiques, des jugements d’une vérité désopilante dans une forme saisissante de drôlerie.
Et tout le monde s’amuse de cette intarissable verve parisienne, depuis les femmes les plus fines jusqu’au voyou le plus illettré, pourvu qu’il ait respiré cet air du trottoir qui met dans le cerveau ce quelque chose d’inconnu qui semble l’âme de Paris.
Après l’R, arrêtons-nous à la lettre suivante S.
M. AURÉLIEN SCHOLL
Le nombre des mots que Scholl a semés sur le monde est aussi grand que celui des étoiles. Tous les chroniqueurs présents et les chroniqueurs futurs puisent et puiseront dans ce réservoir de l’esprit.
Il a le trait direct et sûr, frappant comme une balle et crevant son homme, le trait suivant la bonne tradition du XVIe siècle, rajeunie par lui, et qui deviendra, encore par lui, la tradition du XIXe siècle.
En lisant une bonne chronique d’Aurélien Scholl, on croirait sentir la moelle de la gaieté française coulant de sa source naturelle. Il est, dans le vrai sens du mot, le chroniqueur spirituel, fantaisiste et amusant.
Gascon, grand, bel homme, élégant et souple, il donne bien aussi l’idée de son talent, un peu casseur d’assiettes et rodomont. Il a fait, malheureusement, beaucoup d’élèves, qui sont bien loin de le valoir, ayant pris sa manière sans avoir son esprit. A la quatrième avant-dernière lettre de l’alphabet nous trouvons
M. ALBERT WOLFF
Tout différent des trois autres, celui-là procède avec un flair et une sûreté de limier pour découvrir le fait du jour, le fait parisien, le fait enfin qui doit intéresser, émouvoir, passionner le plus le public, son public. Non seulement il le découvre, mais il le fouille, le commente et le développe, juste de la façon dont il doit être fouillé, commenté et développé, ce jour-là même, pour répondre à l’attente de tous les esprits. Je parlais tout à l’heure de l’atmosphère à créer autour des personnages d’un livre. Eh bien ! M. Albert Wolff subit l’atmosphère du moment d’une telle façon qu’il semble écrire souvent ce que pensent et ce qu’ont pensé tous ses lecteurs, tant il leur donne le résumé de leur opinion, formulé avec sa verve souvent pointue et caustique, toujours amusante, fine et bien littéraire. Et ses fidèles, en le lisant, éprouvent à peu près le sentiment d’un homme à qui on servirait, quand il entre dans un restaurant, le plat unique qu’il désirait manger ce jour-là, et auquel il n’avait peut-être pas songé.
M. Wolff est en outre en train de faire ce que devraient faire tous les chroniqueurs vraiment parisiens, qui ont vécu longtemps cette vie mouvementée, si renseignée et si bizarre des journalistes ; il écrit ses mémoires.
Le premier volume contenant des souvenirs de voyage des plus intéressants ; le second, l’Écume de Paris , est une fort curieuse, fort saisissante et fort originale étude des dessous secrets de cette grande capitale des capitales. Les Voyous sinistres , les Forçats célèbres, les Monstres, les Adultères sanglants, le Crime et la Folie , sont des pages profondes, terribles, et singulièrement attachantes.
J’aurais tant désiré parler d’un autre encore, mort tout, dernièrement, Léon Chapron, qui avait apporté dans la chronique contemporaine une note bien particulière, alerte et mordante ! Il était en outre un des hommes les plus sincères du journalisme actuel, d’une sincérité même brutale, mais d’une loyauté à toute épreuve.
Et si on me demandait maintenant de citer un nom parmi les plus jeunes, parmi ceux d’aujourd’hui qui sont ceux de demain, je le choisirais dans ce journal, et je dirais : Gros-claude.
Souvenirs
( Le Gaulois , 4 décembre 1884)
Connaissez-vous, madame, l’admirable nouvelle d’Ivan Tourgueneff, qui a pour titre : Trois Rencontres ? Non, sans doute, car vous ne lisez que les livres du jour.
Je comprends l’intérêt que vous portez aux romans d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, mais il faut quelquefois lire les vieux ; croyez-moi.
Les Trois Rencontres ! N’oubliez point ce titre, madame, et lisez cette courte nouvelle. Elle contient, en quelques pages, l’essence même du génie de Tourgueneff, de ce génie rêveur et précis, réel et poétique, un peu voilé, comme pour faire deviner des choses lointaines, indécises, ces choses qui flottent dans les brouillards de la vie, ces choses qui peuplent la terre de songes, qui nous montrent, derrière les faits cruels, le mystère doux, toujours fuyant et charmant, dont se bercent les poètes.
Le sujet ? Direz-vous. Il n’y en a guère dans cette œuvre enchanteresse et vague comme une féerie d’opium. C’est l’histoire étrange et charmante des émotions qu’une voix de femme, entendue trois fois par trois nuits de lune, sous trois climats différents, ont fait naître dans le cœur d’un homme.
Il ne la connaît point, cette femme, il ne l’a jamais vue ; mais il l’entend chanter, et il la reconnaît chaque fois. Et dans ces pays où chante aussi une musique mystérieuse, il semble que l’admirable poète ait fait passer toutes ces sensations menues et profondes qui s’éveillent dans certaines âmes, au contact exquis ou douloureux de choses que le commun des hommes ne remarque point.
Avez-vous observé, madame, combien sont sonores en nous, les nerveux, les répercussions du souvenir, et combien aussi la vue de certains détails inaperçus par tous fait vibrer notre cœur ?
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