Un grand bruit se fit autour de ce roman. Les uns plaisantaient, d'autres s'indignaient ; personne ne voulait croire ce qu'annonçait l'écrivain. Ce nom de nihiliste resta sur la secte naissante, dont on a bientôt cessé de nier l'existence.
Depuis lors, Tourgueneff suivit avec cette passion désintéressée de l'artiste la marche et le développement de la doctrine révolutionnaire qu'il avait pressentie, reconnue et dévoilée.
N'appartenant à aucun parti, attaqué souvent par les uns et par les autres, se contentant de noter et d'observer, il publia successivement Fumées et Terres vierges, livres qui montrent de la façon la plus nette les étapes des nihilistes, la force et la faiblesse de ces esprits troublés, les causes de leurs défaillances et celles de leurs progrès.
Adoré par la jeunesse libérale, reçu avec des ovations, chaque fois qu'il rentrait en Russie, redouté par le pouvoir, un peu suspect aux partis extrêmes, admiré par tous, Tourgueneff ne retournait pourtant pas volontiers dans son pays, qu'il aimait ardemment ; car il gardait le souvenir de quelques jours de prison qu'il avait faits après la publication des Mémoires d'un Seigneur russe.
On ne peut faire ici l'analyse des œuvres de ce très grand homme, qui demeurera un des plus hauts génies de la littérature russe. Il restera, — à côté du poète Pouchkine, son ami, qu'il admirait ardemment, du poète Lermontoff et du romancier Gogol, — un de ceux à qui la Russie devra la plus grande et la plus éternelle reconnaissance, parce qu'il aura donné à ce peuple quelque chose d'immortel et d'inestimable : un art, des œuvres inoubliables, une gloire plus précieuse et plus impérissable que toutes les gloires ! Des hommes comme lui font plus pour leur patrie que des hommes comme le prince de Bismarck : ils se font aimer de tous les esprits élevés, dans toutes les parties de la terre.
Il fut, en France, l'ami de Gustave Flaubert, d'Edmond de Goncourt, de Victor Hugo, d'Émile Zola, d'Alphonse Daudet, de tous les artistes aujourd'hui connus.
Il adorait la musique et la peinture, vivant dans une atmosphère d'art, vibrant à toutes les impressions subtiles, à toutes les vagues sensations que donne l'art, et sans cesse à la recherche de ces jouissances délicates et rares.
Aucune âme ne fut plus ouverte, plus fine et plus pénétrante, aucun talent plus séduisant, aucun cœur plus loyal et plus généreux.
Ivan Tourgueneff
( Gil Blas , 6 septembre 1883)
Le nom du remarquable écrivain qui vient de mourir restera dans l'avenir parmi les grands noms de l'histoire des lettres.
Quand la Russie sera sortie de la période difficile qu'elle traverse ; quand ce peuple jeune et neuf aura pris sa place dans la civilisation et dans les arts, on reconnaîtra mieux qu'aujourd'hui quels génies lui ont ouvert la route.
Tourgueneff occupera le premier rang parmi ces esprits de la première heure, et par son talent, et par le rôle particulier qu'il a joué dans la politique par les lettres.
Ils ne seront d'ailleurs que cinq ou six, ces écrivains qui marcheront à la tête de la jeune littérature dans leur patrie.
Nous connaissons à peine leurs noms, nous autres qui ne savons rien de ce qui existe hors de chez nous.
Ce sont : Pouchkine, un Shakespeare adolescent, mort en plein génie, quand son âme, suivant son expression, s'élargissait, quand il « se sentait mûr pour concevoir et enfanter des œuvres puissantes. »
Il fut tué en duel en 1837.
Lermontoff, un poète byronien plus original même, et plus vivant, et plus vibrant et plus violent que Byron.
Il fut tué en duel en 1841 à l'âge de vingt-sept ans.
Gogol, un romancier de grande envergure, un créateur de la race de Balzac et de Dickens.
Il en reste un, bien vivant, homme politique autant que romancier et qui vient de jouer un rôle considérable dans les dernières années ; c'est le comte Léon Tolstoï, l'auteur de ce livre qui eut, par exception, un grand succès chez nous : la Paix et la Guerre.
Enfin, Ivan Tourgueneff vient de mourir.
La carrière littéraire de Tourgueneff fut des plus mouvementées et des plus singulières.
Il débuta jeune, très jeune. Se croyant poète comme tous les romanciers qui débutent, il avait fait quelques vers publiés sans grand succès. Alors, sentant venir le découragement, prêt à renoncer aux lettres, il allait partir pour étudier la philosophie en Allemagne, quand un encouragement inattendu lui vint du célèbre critique russe Belinski. Cet homme exerça sur le mouvement littéraire de son pays une influence décisive, et son autorité fut plus étendue, plus dominatrice que celle d'aucun autre critique en aucun temps et aucun lieu.
Il dirigeait alors une revue appelée « Le Contemporain », et il exigea de Tourgueneff une petite nouvelle en prose destinée à ce recueil.
Tourgueneff jeune, ardent, libéral, élevé en pleine province, dans la steppe, ayant vu le paysan chez lui dans ses souffrances et ses effroyables labeurs, dans son servage et sa misère, était plein de pitié pour ce travailleur humble et patient, plein d'indignation contre les oppresseurs, plein de haine pour la tyrannie.
Il décrivit en quelques pages les tortures de ces déshérités, mais avec tant d'ardeur, de vérité, de véhémence et de style, qu'une grande émotion s'en répandit, s'étendant à toutes les classes de la société.
Emporté par ce succès rapide et imprévu, il continua une série de courtes études prises toujours chez le peuple des campagnes ; et comme une multitude de flèches allant frapper au même but, chacune de ces pages frappait en plein cœur la domination seigneuriale, le principe odieux du servage.
C'est ainsi que fut composé ce livre désormais historique, qui a pour titre : Les Mémoires d'un Seigneur russe .
Mais quand il voulut réunir en volume tous ces morceaux détachés, l'éternelle censure mit son veto.
Le hasard d'un tête-à-tête en chemin de fer avec un des membres de cette institution tutélaire fit obtenir au jeune auteur l'autorisation demandée au personnage officiel qui paya de sa place cette complaisance.
Le livre eut un retentissement immense, fut saisi, et l'auteur arrêté passa un mois sous les verrous, non pas dans une prison comme celles où l'on enferme, chez nous, les hommes condamnés pour ces sortes de délits, mais au violon avec les vagabonds et les voleurs de grand chemin ; puis il fut envoyé en exil par l'empereur Nicolas.
Sa grâce, bien que réclamée par le czarewitch, fut longue à venir. La raison en tient peut-être à ce que, sur la demande de l'héritier impérial, Tourgueneff ayant adressé une lettre au souverain ne se prosterna point à ses pieds sacrés (variante de notre formule : « Votre très humble et très obéissant serviteur. » )
Il revint plus tard dans son pays, mais ne l'habita plus guère. Enfin, le 19 février 1861, l'empereur Alexandre, fils de Nicolas, proclama l'abolition du servage ; et un banquet annuel commémoratif fut institué où assistaient tous ceux qui avaient pris part à ce grand acte politique. Or, dans une de ces réunions, un célèbre homme d'État russe, Milutine, portant un toast à Tourgueneff, lui dit : « Le czar, monsieur, m'a spécialement chargé de vous répéter qu'une des causes qui l'ont le plus décidé à émanciper les serfs est la lecture de votre livre Les Mémoires d'un Seigneur russe . »
Ce livre est resté, en Russie, populaire et presque classique. Tout le monde le connaît, le sait par cœur et l'admire. Il fut l'origine de la grande réputation de son auteur comme écrivain et comme libéral (on pourrait dire comme libérateur) en même temps qu'il fut le principe de son immense popularité.
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