Mais la Patronne l’excitait par la difficulté de la conquête, et par cette nouveauté toujours désirée des hommes.
Elle voulut rentrer de bonne heure.
« Je vous accompagnerai », dit-il.
Elle refusa. Il insistait :
« Pourquoi ne voulez-vous pas ? Vous allez me blesser vivement. Ne me laissez pas croire que vous ne m’avez point pardonné. Vous voyez comme je suis calme. »
Elle répondit :
« Vous ne pouvez pas abandonner ainsi vos invités. »
Il sourit :
« Bah ! Je serai vingt minutes absent. On ne s’en apercevra même pas. Si vous me refusez, vous me froisserez jusqu’au cœur. »
Elle murmura :
« Eh bien, j’accepte. »
Mais dès qu’ils furent dans la voiture, il lui saisit la main, et la baisant avec passion :
« Je vous aime, je vous aime. Laissez-moi vous le dire. Je ne vous toucherai pas. Je veux seulement vous répéter que je vous aime. »
Elle balbutiait :
« Oh !.. après ce que vous m’avez promis… C’est mal… c’est mal… »
Il parut faire un grand effort, puis il reprit, d’une voix contenue :
« Tenez, vous voyez comme je me maîtrise. Et pourtant… Mais laissez-moi vous dire seulement ceci. Je vous aime… et vous le répéter tous les jours… oui, laissez-moi aller chez vous m’agenouiller cinq minutes à vos pieds pour prononcer ces trois mots, en regardant votre visage adoré. »
Elle lui avait abandonné sa main, et elle répondit en haletant :
« Non, je ne peux pas, je ne veux pas. Songez à ce qu’on dirait, à mes domestiques, à mes filles. Non, non, c’est impossible… »
Il reprit :
« Je ne peux plus vivre sans vous voir. Que ce soit chez vous ou ailleurs, il faut que je vous voie, ne fût-ce qu’une minute tous les jours, que je touche votre main, que je respire l’air soulevé par votre robe, que je contemple la ligne de votre corps, et vos beaux grands yeux qui m’affolent. »
Elle écoutait, frémissante, cette banale musique d’amour et elle bégayait :
« Non… non… c’est impossible. Taisez-vous ! »
Il lui parlait tout bas, dans l’oreille, comprenant qu’il fallait la prendre peu à peu, celle-là, cette femme simple, qu’il fallait la décider à lui donner des rendez-vous, où elle voudrait d’abord, où il voudrait ensuite :
« Écoutez… Il le faut… je vous verrai… je vous attendrai devant votre porte… comme un pauvre… Si vous ne descendez pas, je monterai chez vous… mais je vous verrai… je vous verrai… demain. »
Elle répétait : « Non, non, ne venez pas. Je ne vous recevrai point. Songez à mes filles.
— Alors dites-moi où je vous rencontrerai… dans la rue… n’importe où… à l’heure que vous voudrez… pourvu que je vous voie… Je vous saluerai… Je vous dirai : « Je vous aime », et je m’en irai. »
Elle hésitait, éperdue. Et comme le coupé passait la porte de son hôtel, elle murmura très vite :
« Eh bien, j’entrerai à la Trinité, demain, à trois heures et demie. »
Puis, étant descendue, elle cria à son cocher :
« Reconduisez M. Du Roy chez lui. »
Comme il rentrait, sa femme lui demanda :
« Où étais-tu donc passé ? »
Il répondit, à voix basse :
« J’ai été jusqu’au télégraphe pour une dépêche pressée. »
Mme de Marelle s’approchait :
« Vous me reconduisez, Bel-Ami, vous savez que je ne viens dîner si loin qu’à cette condition ? »
Puis se tournant vers Madeleine :
« Tu n’es pas jalouse ? »
Mme Du Roy répondit lentement :
« Non, pas trop. »
Les convives s’en allaient. Mme Laroche Mathieu avait l’air d’une petite bonne de province. C’était la fille d’un notaire, épousée par Laroche qui n’était alors que médiocre avocat. Mme Rissolin, vieille et prétentieuse, donnait l’idée d’une ancienne sage-femme dont l’éducation se serait faite dans les cabinets de lecture. La vicomtesse de Percemur les regardait du haut. Sa « patte blanche » touchait avec répugnance ces mains communes.
Clotilde, enveloppée de dentelles, dit à Madeleine en franchissant la porte de l’escalier :
« C’était parfait, ton dîner. Tu auras dans quelque temps le premier salon politique de Paris. »
Dès qu’elle fut seule avec Georges, elle le serra dans ses bras :
« Oh ! Mon chéri Bel-Ami, je t’aime tous les jours davantage. »
Le fiacre qui les portait roulait comme un navire.
« Ça ne vaut point notre chambre », dit-elle.
Il répondit : « Oh ! Non. » Mais il pensait à Mme Walter.
IV
La place de la Trinité était presque déserte, sous un éclatant soleil de juillet. Une chaleur pesante écrasait Paris, comme si l’air de là-haut, alourdi, brûlé, était retombé sur la ville, de l’air épais et cuisant qui faisait mal dans la poitrine.
Les chutes d’eau, devant l’église, tombaient mollement. Elles semblaient fatiguées de couler, lasses et molles aussi, et le liquide du bassin où flottaient des feuilles et des bouts de papier avait l’air un peu verdâtre, épais et glauque.
Un chien, ayant sauté par-dessus le rebord de pierre, se baignait dans cette onde douteuse. Quelques personnes, assises sur les bancs du petit jardin rond qui contourne le portail, regardaient cette bête avec envie.
Du Roy tira sa montre. Il n’était encore que trois heures. Il avait trente minutes d’avance.
Il riait en pensant à ce rendez-vous. « Les églises lui sont bonnes à tous les usages, se disait-il. Elles la consolent d’avoir épousé un juif, lui donnent une attitude de protestation dans le monde politique, une allure comme il faut dans le monde distingué, et un abri pour ses rencontres galantes. Ce que c’est que l’habitude de se servir de la religion comme on se sert d’un en-tout-cas. S’il fait beau, c’est une canne ; s’il fait du soleil, c’est une ombrelle ; s’il pleut, c’est un parapluie, et, si on ne sort pas, on le laisse dans l’antichambre. Et elles sont des centaines comme ça, qui se fichent du bon Dieu comme d’une guigne, mais qui ne veulent pas qu’on en dise du mal et qui le prennent à l’occasion pour entremetteur. Si on leur proposait d’entrer dans un hôtel meublé, elles trouveraient ça une infamie, et il leur semble tout simple de filer l’amour au pied des autels. »
Il marchait lentement le long du bassin ; puis il regarda l’heure de nouveau à l’horloge du clocher, qui avançait de deux minutes sur sa montre. Elle indiquait trois heures cinq.
Il jugea qu’il serait encore mieux dedans ; et il entra.
Une fraîcheur de cave le saisit ; il l’aspira avec bonheur, puis il fit le tour de la nef pour bien connaître l’endroit.
Une autre marche régulière, interrompue parfois, puis recommençant, répondait, au fond du vaste monument, au bruit de ses pieds qui montait sonore sous la haute voûte. La curiosité lui vint de connaître ce promeneur. Il le chercha. C’était un gros homme chauve, qui allait le nez en l’air, le chapeau derrière le dos.
De place en place, une vieille femme agenouillée priait, la figure dans ses mains.
Une sensation de solitude, de désert, de repos, saisissait l’esprit. La lumière, nuancée par les vitraux, était douce aux yeux.
Du Roy trouva qu’il faisait « rudement bon » là-dedans.
Il revint près de la porte, et regarda de nouveau sa montre. Il n’était encore que trois heures quinze. Il s’assit à l’entrée de l’allée principale, en regrettant qu’on ne pût pas fumer une cigarette. On entendait toujours, au bout de l’église, près du chœur, la promenade lente du gros monsieur.
Quelqu’un entra. Georges se retourna brusquement. C’était une femme du peuple, en jupe de laine, une pauvre femme, qui tomba a genoux près de la première chaise, et resta immobile, les doigts croisés, le regard au ciel, l’âme envolée dans la prière.
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